
Des peintures exceptionnellement réunies
Le panneau, acquis en vente publique en novembre 2024 grâce à la préemption du ministère de la Culture et avec le soutien de la Fondation La Marck, va faire l’objet de recherches approfondies. Cette peinture germanique – peut-être du Rhin supérieur – pourrait être datée du début du XVIe siècle selon le musée : « une étude matérielle, iconographique et philologique est lancée » précise Camille Broucke, directrice du Musée Unterlinden. Les œuvres de cette période étant le plus souvent non signées, un certain nombre d’auteurs nous sont néanmoins connus grâce aux archives de commanditaires ou à l’analyse stylistique, donnant souvent lieu à l’attribution de noms de convention (« maîtres de… »). (2)


La Crucifixion aux trois fous rejoint deux autres œuvres connexes (3) (fig. 2 et 3) qui ne laissent pas de doute quant à leur filiation : dimensions similaires, permanence d’une moniale (ou sainte), présentation identique d’un texte en caractère gothique en bas avec une bordure rouge. Ces trois représentations, soulignées par la présence de la religieuse et d’une mère supérieure, font penser aux scènes de pénitence que l’on pouvait trouver dans les monastères : « Ces panneaux auraient pu autrefois être accrochés dans la salle capitulaire, lieu de pénitence rituelle et d’instruction des novices », selon l’expert Stéphane Pinta de la maison Turquin responsable de la vente (4).
Un autre panneau est conservé au Spencer Museum of Art à Lawrence (USA) et a pour titre Religieuse présentant la Croix à un homme rendant son âme à Dieu. On y voit un mourant dans son lit auquel une religieuse présente la Croix.
Eloge de la folie
Si la présence de trois fous assistant à la Crucifixion et à la mise au tombeau peut étonner au regard de l’iconographie habituelle, il ne faut pas oublier que le phénomène de la folie est omniprésent au Moyen Age et au début de la Renaissance. Le fou est d’abord vu comme l’insensé, c’est-à-dire celui qui rejette Dieu. On le retrouve dans le Psaume 52 : « L’insensé dit en son cœur : il n’y a pas de Dieu ».

Le fou est présent dans les cours d’Europe : il est celui qui divertit avec esprit, qui ironise pour mieux questionner les dérives de son temps. Ses attributs les plus courants sont le costume à rayures et le bonnet à grelots mais aussi la marotte, comme ici dans le panneau du musée de Colmar (fig. 4). « C’est ce bâton de l’insensé qui va devenir sa marotte, l’attribut du fou, avec une tête sculptée au bout de cette parodie de sceptre. Il va pouvoir dialoguer avec cette marotte et entretenir des dialogues insolents, subversifs », explique Elisabeth Antoine-König, conservatrice générale au département des objets d’art du Musée du Louvre, à

l’occasion de l’exposition « Figures du fou » (5) (fig. 5). On note également la présence d’oiseaux associés aux couleurs des marottes et des vêtements de chaque protagoniste dont l’interprétation reste à préciser.
La figure du fou se généralise dans la société grâce à deux grands succès des débuts de l’imprimerie : La Nef des fous de Sebastian Brant (1494) et L’Eloge de la folie (1511) d’Erasme. Ce dernier ouvrage annonce les thèses de la Réforme protestante. La vallée du Rhin, d’où est peut-être originaire ce tableau, participe activement à la diffusion de ce « concept » de la folie. Les imprimeries principales se trouvaient en effet dans cette région (Bâle, Strasbourg, Mayence). Une guerre d’images entre catholiques et protestants fait rage : le fou est utilisé par Rome et la papauté pour dénoncer l’hérétique quand les réformateurs l’emploient pour dénoncer la débauche et les vices du clergé. La folie inspire les artistes, tels Jérôme Bosch ou Pieter Brueghel l’Ancien (6) mais aussi des anonymes répondant à des commandes religieuses, comme en témoigne cette œuvre qui n’a pas encore livré tous ses secrets.
Chloé TUBOEUF BIZZOTTO