
« Leonardo da Vinci, The Annunciation 1473 » de la série,
« Details of Renaissance Paintings », 1984, Andy Warhol
Une scène épurée où visiblement rien de particulier ne se passe. Tout nous semble posé, calme, silencieux. Deux mains. L’une « neutre », à gauche, effectuant un geste singulier ; l’autre, visiblement féminine, ondulante, à droite, effleure du bout des doigts un rouleau. De part et d’autre, au premier plan, en dialogue, introduisant l’espace. Cadrant un plateau, une estrade vide sur lequel un angle de mur maçonné s’érige. Dans son prolongement, un arbre seul à l’aplomb du mur et au même plan, se faisant face, 3 arbres en vis-à-vis. Au dernier plan, une colline puis un mont ultime solitaire, traité différemment par sa couleur, sa hauteur. Un fond neutre où tout vient se dé-tâcher.
Un style simple entre le trait de couleur et le plein, un jeu subtil des couleurs primaires : jaune, bleu, rouge. Des verts de nature différente (de différentes natures), des bleus aux teintes aquatique et glacier, en arrière-fond. La couleur est soit établie en plein, soit elle relève, détoure, contourne, épouse comme en écho, dans un écart, une forme préexistante. Elle vient déposer un halo de couleur (seulement ?) comme un vêtement de lumière, un voile qui ne cache pas mais dé-voile, tout en silence, une Présence, un sens intérieur, porté à l’évidence : un éclairage. « Le dedans du dehors (2)» manifesté au sein d’un jeu, très sérieux, de création. Le jaune vient supporter, encadrer de façon aérienne une scène impossible à fixer dans le temps et l’espace. Un intemporel ne se laissant pas enfermer ou un ouvert continuant à se dire, à se peindre puisque ce cadrage, fruit d’un détourage, déborde aussi par ailleurs. C’est aussi peut-être la limite voulue par l’auteur-interprète à traiter deux sujets, qui par trop d’évidence, ne se donnent plus à voir, nous détournent de ce qui s’offre véritablement ici. C’est sans doute l’expérience qui s’opère en découvrant le hors-champ dont il provient. Hors-champ qui, une fois révélé, nous reconduit à ce presque rien, cet ouvert quasi-imperceptible devant lequel on passe « sans crier gare ». Cet espace de silence et de vide où tout se joue en retenue, nous éloignant et nous reconduisant, en permanence, ici, « main-tenant ».
D’un côté, une main bénissant. De l’autre, une main gracieuse « lisant » de tout son corps, comme « à l’aveugle ». Le jaune doré se propage. Voile de présence discrète venant tout épouser avec délicatesse, dans un écart. Le bleu révèle la figure et présence féminine, manifeste l’architecture dans une unité de sens qui les relie. Mère du Sauveur et Mère de l’Église, de pierre comme de chair, la symbolique est manifestée. Jaune et bleu s’accordent, s’épousent dans un vert nouveau, une création nouvelle, celle du Tout-Autre. Du rouleau, du livre s’épanche le rouge irrigant doucement, en suintement léger. Lecture « en-saignante ».
Au-dessus du premier plan s’offre en présentation un plateau vide en apparence. Ici, se déploie une scène où s’édifie l’Invisible dans le Visible. Adossé au mur de pierre de l’édifice, se dressant en cet instant, un « arbre planté (près du cours des eaux (3)) » vient en écho vertical à l’aplomb du Livre, d’où il semble prendre racine. Il s’ancre historiquement, s’encre visiblement, théologiquement dans les Écritures. Lui, le Verbe incarné. Un sens de gravité s’impose dans la provenance de ce rouge qui se répand de l’arbre et vient se mêler dans un écoulement qui ne peut être retenu y compris dans le cadre, littéralement. De l’autre côté, le rouge rejoint le vert nouveau, tendre et frais. Il fait face comme en dialogue avec un groupement de trois arbres, du même côté que celui de l’Ange. Et si nous traçons les lignes directionnelles, Marie est re-liée aux 3 arbres de ce qui pourrait être un signe de présence trinitaire et le cyprès solitaire (symbole de vie et d’éternité dans l’Antiquité, donc chargé d’un message d’Espérance, « métaphore vive » christique), répond à la main qui bénit (Ange d’un côté et Christ de l’autre), en préfiguration du Fils de l’Homme, annoncé dans et par l’annonce.
Ce plateau évidé, lieu de la réponse en attente qui s’ouvre entre (antre) l’annonce et la réponse. Un monde, notre monde, l’humanité en attente. Un lieu comme un non-lieu où l’impensé, l’impensable va s’établir, prenant appui sur la Parole pour s’édifier dans le monde. Une « évidance » où la grâce agit. Attente soulignée de jaune, haute en couleur, en promesse d’éternité. Une aire de jeu, de récréation, de re-Création. Lieu du va-et-vient dont Tout dépend.
Au dernier plan et tenant tout dans une assise, un mont d’une couleur unique, un bleu « glacier primaire originel » comme là, depuis toute éternité, enveloppé de jaune tout en transparence. Culiminant sans dominer, il préside par sa centralité. Il est. Au contact de toutes les couleurs, il échange et se diffuse tout en respectant une nouvelle création de couleur. Il se donne. Il est à l’arrière-plan de « l’admirable échange (4)» qui nous fait participer de sa vie divine.

Warhol nous offre ici une leçon de couleur toute en finesse et dans la subtilité d’un trait coloré. Tout est signe, sens, symbole. À première vue, l’auteur limite, détoure, découpe, restreint l’œuvre première mais en fait, il ré-ouvre, déploie, focalise. Il rend la scène illimitée dans l’espace et le temps. Il la plonge en ses profondeures, « at-teintes ». Ce « zoom avant », ce gros plan, en plan fixe et figé, nous introduit à l’In-fini, l’Inouï, l’Inédit au cœur du mouvement de Vie, impalpable. C’est au sein de l’espace le plus lisse, au premier abord, qu’il nous introduit, dans lequel je m’enfonce, je m’abîme, je sombre. Percer le Mystère. Rien ne fait obstacle. « La sortie est à l’intérieur (5)». Warhol réinterprète l’œuvre en la rendant ultracontemporaine par la modernité vive de la couleur et au sein de cette ultra contemporanéité, il la sublime en la rendant si proche de son origine, c’est-à-dire qu’il revient à la source (6), à sa source [de l’œuvre], celle qu’il nous donne à voir, celle que l’œuvre que nous donne à voir les Écritures de façon intemporelle, éternelle. Une mise en espace qui nous reconduit par-delà temps et espace, ici et maintenant, celle de la contemplation qui se transpose « toujours et partout ». C’est la nature-même du Christ, l’ultracontemporain de nos existences, dans nos existences. Celui que nul ne peut saisir, Celui qui passe imperceptiblement (parfois) dans nos existences. Celui dont il est impossible de rendre compte de l’œuvre, de « la merveille qu’il fit à nos yeux ». Un Rien qui est un Tout. Un vide de Présence autour duquel tout gravite, tout fait sens, tout s’éclaire sans éclat, ou tout du moins, tout se dit dans un mutisme (7) criant, hurlant.
Par le jeu éclairé et éclairant des couleurs, c’est toute la fluidité, le mouvement de vie organique des liens imperceptibles qui nous sont donnés à voir, à recevoir, à interpréter, à comprendre. Une manifestation dans la Manifestation ; une révélation au sein de la Révélation. Une leçon de peinture comme un enseignement théologal où nous avons à « Relire le relier (8)».
Et là où « il est juste et bon » de revenir à la source première de son inspiration : l’œuvre de Léonard de Vinci, nous pouvons admirer autrement cette profondeur qui nous plonge ailleurs infiniment tout en nous faisant demeurer au milieu d’une scène en triptyque, où dans une lecture horizontale, se fragmente l’espace et où pourtant nous stationnons dans l’éternel Présent, en surface comme en profondeur. À la croisée des lectures, à la croisée des chemins, la Croix se trace dans notre monde, à même le sol. Au sein de l’immanence, la transcendance fait irruption. Par la réinterprétation d’Andy Warhol, enrichissement, actualisation, enseignement par, avec et dans la couleur, tout « simplement » comme fils de lecture à suivre et à tenir :
Ici, se trame l’Invisible !

Aude VIOT COSTER