Mais, c’est de plusieurs épiphanies, de plusieurs révélations personnelles, philosophiques et profanes, de ce jeune artiste – né en 1987- qui sont à la source de ses différentes créations picturales comme la manifestation discrète de Dieu, dont il sera ici question, et qui autorise à mettre un S au titre de cette exposition. Par exemple, dans sa forêt d’arbres intitulés « basilique »,
exposée dans la nef de cette belle collégiale cistercienne des Bernardins, ou dans la série des Sept jours de la création exposée dans l’ancienne sacristie ; Augustin Frison-Roche déploie, devant nos yeux meurtris par les affres du quotidien, la magnificence de la nature conçue par une main divine omnisciente de sa radieuse beauté, et dans des alléluias de dorure saupoudrée. « La nature est un temple » rappelle notre artiste baudelairien. Pour ce faire, une exploration plutôt rimbaldienne cette fois, avec les multiples facettes d’un cycle inépuisable dans son éternel recommencement, arrive et se révèle à nos mémoires éblouis. Ces séries perpétuent à leur manière si précieuse – telles des enluminures tendues en miroir- les saisons, des impressions, des lectures de poèmes, d’esthétisme, de la Bible sur des fonds bleu céleste, turquoise et délavés à la Odilon Redon, un emprunt juste déposé en légers glacis aussi aux Nabis et dont il faut attendre en d’interminables heures, le séchage des couches. Ailleurs, le bleu se fait bleu-vitrail descendant des rosaces de nos cathédrales pour se nicher sur des panneaux de bois tout d’ors vêtus éblouit comme des icones byzantines. Que de réminiscences multiples jaillissant d’un long parcours enfouis dans les collections de peintures de l’Histoire de l’Art parcourent alors ces épiphanies !
Toutefois, la grande œuvre de Augustin Frison-Roche, le Grand mystère de l’Epiphanie, de l’Apparition, de La Manifestation, voit le jour dans un contexte assurément plus chrétien ou moins profane, plus sacré peut être et au cours d’une grande fête célébrée traditionnellement et annuellement le 6 janvier. Elle commémore la manifestation de Jésus aux trois Rois Mages que Rimbaud nommait le Cœur, l’Ame et l’Esprit. [1] (Ce n’est qu’au IX° siècle que les noms de Melchior, Gaspar, Balthazar apparaîtront). Cette manifestation spirituelle peut se faire aussi de façon plus discrète, plus symbolique : celle d’une épiphanie plus liée à la révélation de Jésus dans des manifestations cosmiques scintillantes et moins dans une génuflexion de tendresse. L’Epiphanie est pourtant bien la fête de la lumière ! Augustin Frison-Roche choisit en cela une représentation quelque peu traditionnelle, en digne représentant de la longue cohorte d’artistes qui l’a précédé.
Nous allons donc nous intéresser dans ces lignes au plus bel exemple d’Epiphanie : celle de la visite des Mages (astronomes) à Bethléem (ville de naissance du roi David) guidée par la mystérieuse Etoile.
C’est l’événement central de l’Epiphanie chrétienne, l’événement central de cette exposition puisqu’elle éclate au cœur d’un parcours muséographique fluide et lumineux, au centre de notre déambulation, de notre émerveillement et après avoir nous-même suivi l’Etoile des bergers qui a guidé nos pas vers la monumentalité d’une composition féérique, onirique. La surprise de cette vision provoque un choc, à l’instar des mages qui arrivent devant la crèche portés par un désir imminent d’adoration, tendus hiératiques dans la diagonale de la composition. Le polyptique, composé de quatre panneaux de bois peints assemblés, interpelle tant par sa taille (350x 460 cm) que par sa beauté surnaturelle. D’emblée, ce qui saute aussi aux yeux des spectateurs de cette épiphanie bleue d’azur, toute orientale en poudre de lapis-lazuli broyée, c’est la dichotomie entre le sacré et le profane, entre le luxe et la pauvreté, entre la richesse et le dénuement. D’emblée, la révélation du petit Jésus présenté minuscule et isolé sur son panneau de bois indique la modestie de sa venue sur terre dans la grandiloquence et le tintamarre des rois cheminant du bout du monde ; grandes figures magistrales de géants aux manteaux brodés de mille pierreries. On se souvient en nébuleuse, des costumes et des allures de quelques seigneurs enturbannés qui nous plongent dans l’univers du fabuleux du Quattrocento avec par exemple Masolino, Masaccio, Lippi ou dans le monde de la joaillerie de quelques orfèvres de prestige. Ce thème même de l’Adoration des Mages a souvent été traité par les peintres de tous les siècles. Chez les peintres anversois au XVI° siècle, le thème était repris non pas pour sa beauté religieuse mais pour permettre au peintre de prouver sa dextérité en peignant de belles étoffes. L’art de cette époque se tournant délibérément vers un certain maniérisme de bonne augure pour attacher l’exubérance et l’exagération à la pointe des pinceaux. Les mages pour Augustin Frison-Roche, sont pour lui l’occasion d’une représentation des rois sumériens ou babyloniens, pour poursuivre ces effets de style et sont là pour accomplir les prophéties de l’Ancien Testament en évoquant le roi Messie. Ils rappellent aussi que les peintures des catacombes romaines, les représentaient portant le costume Perse. Ils apportent des cadeaux à celui qu’ils viennent adorer : l’or évoquant que cet enfant nouveau-né est roi, l’encens témoignant de sa divinité, la myrrhe symbole de la Passion et de la mort de Jésus. On plonge dans un chatoiement de mosaïques dorées, blanches, bleues. A l’arrière plan – et en même temps – dans un fondu enchainé comme au cinéma, arrivent le caravansérail d’animaux pachydermiques et tranquilles : l’éléphant, le chameau, et complète ce tableau presque musical avec ses couleurs foisonnantes, chatoyantes. Sur un quatrième panneau (qui peut être séparé du triptyque) en opposition complète, est peint la manifestation de la petitesse de notre humanité, d’un Dieu incarné en un fils unique ; sur un fond neutre et presque au niveau de la pierre gribouillée du sol. Il n’y a plus d’étable, il n’y a plus de foin, ou d’humble couche de paille, de vierge Marie et de Saint Joseph, mais le silence total de notre apparente stupéfaction du sauveur des pêcheurs, dans le froid de l’hiver. Un silence sépulcral et annonciateur de la passion et de la mort pour l’instant encore tout petit, de Jésus. Si petit Jésus, qu’on le voit à peine !
Nous ne sommes plus à Bethléem (ville de naissance du roi David), pourtant représentée tout en haut du tableau comme une ville imaginaire et céleste entourée d’immenses murs, mais dans un lieu universel, sans villes allumées, presque dans le désert. Comme l’écrit si bien Christiane Rancé dans le catalogue de l’exposition : « La dégringolade prodigieuse suggère l’arrêt brutal du voyage, dans le saisissement de l’Inouï : l’Incarnation de Dieu en l’être le plus fragile, le plus démuni, le plus Neuf enfin- un Enfant à peine ébauché, à même le sol, la joue posée contre son auréole. [2] Nous sommes dans l’émotion pure, dans la dimension spirituelle pour une fois atteinte car cette Epiphanie est bien selon son étymologie : la reconnaissance du caractère surnaturel de l’enfant par des sages venus des quatre coins de la terre pour l’adorer. Par ce procédé technique, de quasi grisaille et de dichotomie entre les concepts de grand et de petits, de couleurs et de non couleur, de dessin parfaitement maitrisé et de laisser flouté parfaitement abandonné, nous pouvons rendre grâce à Augustin Frison-roche, d’avoir réussi l’exploit de nous rendre Jésus accessible. En cela, l’Epiphanie se fait Théophanie.
Ce n’est pourtant plus juste une épiphanie mais l’illustration d’un sceptre complet, un panoptique étendu d’émotions humaines à portée des yeux. En proposant cette expérience visuelle fabuleuse, Augustin Frison-Roch suggère une nouvelle lecture de l’Adoration des Mages : Une mise en image virtuose, une composition magistrale, une œuvre totalement inédite et personnelle qui permet de mettre en perspective la musique imaginée et un dessin solide qui résonnent et se reflètent l’un l’autre. Rarement une scène d’adoration n’aura été traitée dans une belle dichotomie, avec autant d’humanité et de somptuosité.