Dans le goût de Rubens, une Sainte Famille flamande
par Yohan Rimaud, Conservateur du patrimoine, chargé des collections Beaux-arts, Musées des Beaux-arts et d’Archéologie de Besançon
Ce sont les regards qui construisent cette composition à trois personnages. La Vierge tient dans ses bras l’Enfant Jésus, assis sur un coussin, tandis qu’au second plan veille Joseph. Seul l’enfant regarde le spectateur. Le visage ovale de Marie, les carnations aux couleurs vives, les chairs généreuses situent clairement cette Sainte Famille dans la production flamande de la première moitié du XVIIe siècle, dominée par Rubens. L’enfant joufflu assis en équilibre et tournant la tête a pour modèle celui d’une Sainte Famille peinte par Rubens vers 1635 et conservée au musée de Cadiz. Rubens fut, comme sut le voir Baudelaire, un « phare » pour la production artistique de son temps : ses œuvres, produites au sein d’un vaste atelier à Anvers, furent gravées, tissées, copiées pour l’Europe entière (1), connaissant une diffusion sans équivalent, portée par ses nombreux collaborateurs parmi lesquels Van Dyck et Jordaens. Il faut probablement situer cette Sainte Famille dans ce contexte de variations anversoises (le panneau porte au revers les marques de la ville) sur des compositions du maître, au cours du second quart du XVIIe siècle. Le sujet du tableau et les dimensions du panneau plaident en faveur d’une œuvre de dévotion privée.
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(1) Le musée des Beaux-Arts et d’Archéologie conserve par exemple une Crucifixion d’après Rubens (inv. D.694.1.10), de mêmes dimensions, qui au XVIIe siècle était conservée à Besançon dans la collection de l’abbé Boisot.
La guilde de Saint Luc d’Anvers
par Aubert Gérard, Restaurateur support bois et directeur du Centre Régional de Restauration et de Conservation des Œuvres d’art de Franche-Comté à Vesoul.
Cette œuvre est peinte sur un panneau de bois. Nous sommes dans une démarche traditionnelle d’utilisation du bois plutôt que la toile qui finira par remplacer le support rigide. Nous sommes encore un peu dans l’esprit des retables peints et sculptés qui ont été produits en grand nombre et exportés du Brabant aux 15ème et 16ème siècle. Ces retables étaient construits avec un chêne particulier, homogène et léger, qui provenait du nord de la Pologne et des pays baltes. Ce chêne était rare et cher car il poussait très lentement. Le façonnage de la grume était particulier : la scie n’était pas utilisée, le bois après abattage était débité par clivage, à l’aide d’un départoir et de coins, dans le plan radial (le long des rayons qui viennent du cœur). Les planches obtenues étaient resciées manuellement. Elles étaient fines et légères. Le panneau était soutenu et protégé par un cadre dans lequel il avait une certaine liberté, maintenu dans son plan, mais pouvant s’expanser ou se rétracter lors de variations de l’humidité relative. Les savoir-faire mis en œuvre étaient raffinés. Le panneau de la Sainte Famille est composé de deux planches, assez fines, l’épaisseur étant comprise entre 0,4 cm au bord et 0,7 cm au plus épais. Le fil du bois est vertical. Les planches sont assemblées à joint vif, par simple collage à la colle de peau. Des traces de débit sont encore visibles au revers : traces de sciage manuel sur une planche, traces ténues de clivage, traces de dressage à la doloire et traces de rabotage grossier. La face peinte était rabotée finement, avant l’application de la couche de préparation (carbonate de calcium et colle de peau). Les cernes, visibles sur les chants supérieur et inférieur, sont étroits, de 0,1 à 0,18 cm d’épaisseur. Le panneau a été frappé au revers dans son centre par un fer chaud qui a laissé la marque d’un château à trois tours surmonté de deux mains. Il s’agit d’une marque de contrôle de la guilde de Saint Luc à Anvers, obligatoire à partir de 1470. Ces marques se retrouvent sur les caisses des retables anversois. Les mains sans le château sont frappées sur les sculptures. Pour les panneaux peints, il arrive que la marque du fabricant (le Tafereelmaker) soit apposée toute proche. Mais ce n’est pas le cas pour ce panneau. L’utilisation de ces marques va perdurer pour les panneaux jusqu’au 18ème siècle.
La planche la plus large, qui s’est rompue deux fois sur toute sa hauteur, présente des zones mal duraminisées (absence de tanin, présence de substances nutritives) très recherchées par les insectes xylophages. L’œuvre a été remisée à un moment donnée dans un lieu humide. Cela a stimulé l’attaque des insectes xylophages et a aussi provoqué la rupture du joint de collage. Un remontage ancien inadéquat (deux traverses vissées au dos du panneau), avec contrainte, a provoqué des déformations et a renforcé les altérations.
Après désinsectisation par anoxie sous atmosphère inerte, la restauration du panneau a consisté à retrouver la continuité de celui-ci, malgré les déformations, avec des collages réversibles. Le panneau a bien sûr été libéré de ses contraintes. Le cadre joue à nouveau son rôle.
La couche picturale, fragilisée, a été refixée à l’aide de colle de peau. Après enlèvement de la crasse superficielle, le vernis ancien constitué de plusieurs couches superposées et jaunies a été allégé. Cet allègement a permis d’accéder aux anciens repeints dégradés qui débordaient de part et d’autres du joint sur la couche picturale environnante qui a pu être remise à jour. Après dégagement des ajouts altérés, un nouveau vernis a été posé afin de valoriser et de protéger la surface peinte. Les quelques lacunes profondes ont été mises à jour par masticage puis réintégrées ainsi que les usures gênantes pour la lecture de l’œuvre.