Un art cinématographique inspiré par l’enfance
Pour Bruno Dumont, le cinéma ne montre pas le réel mais un au-delà du réel qui souligne le mystère de notre existence
Il serait difficile d’aborder le dernier film de Bruno Dumont sans revenir sur les origines et notamment sur l’enfance du réalisateur qui donne de précieuses clefs de compréhension de son cinéma. Interviewé par Laure Adler sur France Inter en septembre dernier, Dumont évoquait la rue de son enfance à Bailleul et le temps passé, seul, à regarder les gens, les travaux, le mouvement de la vie. « J’étais un enfant très regardant, avec beaucoup de sensibilité. Des choses me traversaient aussi que je ne pouvais cerner avec des mots et c’est pour cela que je me suis tourné vers le cinéma ». Le Dumont d’aujourd’hui, passé par l’enseignement de la philosophie, n’a jamais perdu la sensibilité du petit garçon. De cette expérience, le réalisateur tire depuis 20 ans des films qui forment ce qu’il appelle son « paysage intérieur ». Le cinéma pour lui ne montre pas le réel mais une représentation de notre relation à celui-ci, un au-delà du réel qui souligne le mystère de notre existence.
Cet esprit d’enfance explique des choix essentiels du réalisateur pour réaliser sa « Jeanne ». D’abord adapter Péguy qui parle lui-même de l’enfant et demeure toute la vie présent en nous. Ensuite, par d’autres partis pris formels et surtout celui de sa petite actrice : retranscrire à l’écran l’innocence et la force de l’enfant qui n’a pas peur, qui tient tête. Dumont n’est pas le premier bien sûr à filmer Jeanne d’Arc, de Carl Dreyer en 1928 à Bresson en 1963 en passant par Rossellini en 1955. Il est en revanche le premier à l’aborder sous l’angle de la première jeunesse.
Porter Jeanne dans une dimension poétique
Il nous faut quitter nos repères, le ton et le rythme du film pouvant désarçonner au départ, et nous laisser envahir par une autre dimension de récit, d’espace et de temps
Voilà bien un cinéaste qui ne cherche pas à plaire et à être aimé. Pour voir et suivre « Jeanne » de Dumont, il nous faut quitter nos repères, le ton et le rythme du film pouvant désarçonner au départ, et nous laisser envahir par une autre dimension de récit, d’espace et de temps. Le cinéaste définit un rapport au monde, une poétique au centre de laquelle il met en œuvre son art de la transposition du réel. Comme l’enfant et son imaginaire, avec sa capacité à se créer un monde intérieur, le film joue sur les écarts et les paradoxes pour mieux nous faire entrer dans un univers poétique proche d’une mystique.
Ce qui frappe le spectateur en premier lieu, c’est le fait d’avoir confié les rôles à des acteurs non professionnels. Des acteurs que Bruno Dumont a trouvé dans son Nord natal, la distribution allant d’un jeune en CAP de serrurerie à un théologien dominicain. Tous apportent une authenticité qui permet d’accéder de l’intérieur à la puissance du récit, l’essentiel n’étant pas dans la perfection du jeu des acteurs mais dans un au-delà de la mise en scène et de la narration. Le formalisme du film, la rigueur et la force des plans transforment les acteurs, magnifient leur manière de porter des costumes, d’entrer ou de sortir du champ de manière théâtrale. Ils apparaissent comme sublimés par la caméra. La beauté du cadre, associée à cette déclamation hésitante des comédiens, rappelle le caractère cérémonieux des mystères du Moyen-Age, tableaux joués par les habitants d’une ville qui mettaient en scène des histoires ou des légendes dont l’imagination et la croyance populaire s’étaient nourries.
D’autres éléments de mise en scène soulignent cet art si spécifique à B. Dumont de travailler sur la banalité de l’ordinaire comme lieu d’accès à une transcendance: par exemple styliser les batailles en une chorégraphie équestre, prendre les dunes du Nord, avec un blockhaus en guise de prison, comme décor ou encore faire dire la prière intérieure de Jeanne par le chanteur Christophe. Toujours surprenant, le film maintient le spectateur actif, l’obligeant à interpréter les choix formels du réalisateur.
Le choix d’une très jeune actrice pour incarner Jeanne
Au fur et à mesure que nous sommes fixés par ces yeux noirs, pleins de force, de volonté et de pureté, nous sentons intimement qu’il se passe quelque chose en nous. Dans ces moments de cinéma hors du commun, nous sommes mis en connexion avec un ailleurs.
Mais par-dessus tout, le choix de Lise Leplat Prudhomme est ce qui touche le plus dans ce film et renouvelle l’image de la sainte à l’écran. « Aucune actrice incarnant Jeanne d’Arc dans l’histoire du cinéma n’a eu l’âge exact de Jeanne, ses 19 ans à sa mort. Renée Falconnetti avait 35 ans, Ingrid Bergman 39 ans… Pour preuve, au besoin, que ce n’est pas l’exactitude historique qui est recherchée… Lise a 10 ans. L’idée de prendre Lise s’est imposée comme une révélation. Quand on a vu aux essais ce qu’elle rendait en armure, on a compris qu’elle avait mystérieusement quelque chose d’extraordinaire, une expression très unique de l’enfance et de l’innocence. » Bruno Dumont, à travers ces mots, explique un autre mystère qui l’a dépassé lui-même : celui de la rencontre d’une enfant et d’un rôle. Ebloui, il filme le visage de cette petite fille de manière fascinante. La caméra fixe dans de longs plans, travellings avant presque imperceptibles, plongées ou encore plans séquence, ce magnifique visage qui, lorsqu’il est associé à la musique et au chant de Christophe, évoque une relation à Dieu et une prière. Au fur et à mesure que nous sommes fixés par ces yeux noirs, pleins de force, de volonté et de pureté, nous sentons intimement qu’il se passe quelque chose en nous. Dans ces moments de cinéma hors du commun, nous sommes mis en connexion avec un ailleurs, un au-delà de l’image qui touche notre intériorité. Le visage de cette petite fille qui porte en elle le trésor de l’enfance est ce qui reste de plus prégnant une fois le film terminé.
Visage captivant qui fait face à l’objectif, regard solide et sombre vers le ciel, la Jeanne de Bruno Dumont, par sa médiation et ce qu’elle nous révèle, ne remplirait-elle pas une fonction d’icône au cinéma ? Lorsqu’elle déclenche chez nous une émotion esthétique, comblant nos sens, « Jeanne » nous livre des images tournées vers une dimension sacrée. Jamais semble-t-il en effet Bruno Dumont n’avait été aussi loin dans sa recherche de la grâce dont le travail plus ou moins obscur est suggéré depuis toujours dans son cinéma.
Pierre Vaccaro
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Pour en savoir plus sur l’Année johannique, sur le thème : « Quand la Sainteté fait l’histoire ». découvrez la page qui dédiée au centenaire de la canonisation de Jeanne d’Arc, Sainte patronne secondaire de la France. À cette occasion 14 diocèses johanniques de France se mobilisent pour faire vivre ce centenaire.
L’année johannique s’ouvre le 1er novembre 2019 avec une messe présidée par Mgr Didier Berthet, évêque de Saint-Dié et s’achèvera le dimanche 17 mai 2020, avec les cérémonies officielles des Fêtes Jeanne d’Arc, sous la responsabilité du maire de Rouen et de l’archevêque de Rouen, Mgr Dominique Lebrun.