Eglise et cinéma 1895-1920 Premières tentatives de rapprochement
La période qui s’étend de la naissance du cinéma jusqu’à l’apparition des premières salles fixes, se résume globalement à une très grande méfiance de l’Eglise. Cette posture de défiance est liée au fait que, pour la religion catholique, le cinéma est un mal diffusant des œuvres païennes qui, dans le contexte de la loi 1905, risque d’accélérer la déchristianisation, sans compter qu’il pervertit la société. Si l’Eglise entend prohiber la pratique sociale d’aller en salle, elle ne peut empêcher une attirance mutuelle forte dès les origines. Elle ne peut pas non plus empêcher l’émergence, dès 1896, de la maison La Bonne Presse qui fonde son « service de projections lumineuses » et crée en 1903 une revue, Le Fascinateur. Dès les origines, il n’y a pas uniquement une méfiance de l’Eglise vis à vis du cinéma : la preuve en est, une partie du clergé, plutôt rural, utilise déjà la projection comme outil de catéchèse.
Durant la Grande Guerre, les cinémas réouvrent dès 1915 et ne désemplissent pas. La salle de cinéma est le lieu où l’on vient s’évader, se distraire et fuir la peur et les souffrances de la guerre. La fréquentation des salles atteint des sommets au point que les historiens parlent de cette période comme d’un âge d’or. Le déferlement des films américains attire la méfiance des municipalités et à nouveau celle de l’Eglise. La guerre va accélérer le développement du cinéma comme industrie et divertissement de masse.
Des années 20 à la 2e guerre mondiale : le temps des patronages et du cinéma familial
On peut affirmer que l’Eglise opère à la fin des années 20 une révolution dans ses rapports au cinéma et plus généralement à la culture de son temps. Dans plusieurs régions, on assiste à un développement conséquent de patronages coordonnés par des curés passionnés de cinéma. Le cinéma paroissial s’impose comme la structure hégémonique de la salle catholique. Il faut un instant imaginer ces curés projectionnistes souvent hauts en couleur devenant de véritables exploitants. Sur un versant apostolique, des autorités ecclésiales se risquent pour la première fois à chaperonner la production cinématographique. Au vu de la multiplication des patronages locaux et de ces initiatives d’incursion dans le monde laïc, un cadrage national de l’action cinématographique catholique ne pouvait qu’émerger. En 1927, est créé le Comité Catholique du cinématographe, dont le but est de faire accepter le cinéma par les catholiques mais aussi de les éduquer à ce nouvel art. Nouvelle étape, un an plus tard, ce même CCC lance l’idée d’une action catholique internationale par le cinéma : l’Office catholique international du cinéma (OCIC) était né. En deux ans donc, l’Eglise fait évoluer les mentalités à pas de géant en créant deux organismes qui établissent clairement le rôle du cinéma dans l’action missionnaire de l’Eglise. Avec la guerre, tout l’élan d’ouverture entamé dans les années 20 connaît un coup d’arrêt. Le cinéma est désormais contrôlé par les autorités d’occupation qui interdisent les films projetés dans les cinémas paroissiaux.
1945-1960 : la grande époque des ciné-clubs et l’émergence de la critique cinéphilique
Après la seconde guerre mondiale, le cinéma connaît un engouement majeur. L’Eglise investit trois champs d’action du domaine cinématographique : les ciné-clubs, la réflexion critique et la distribution. L’ouverture au cinéma atteint son comble. La liberté et le désir de s’ouvrir au septième art se traduisent par « une envolée de la parole cinématographique » notamment dans les ciné-débats et les publications. On observe à cette époque un processus de laïcisation qui va contribuer à la diffusion d’une culture du cinéma dans la société en général, au-delà des frontières de l’Eglise.
Du côté des salles, les cinémas paroissiaux deviennent des structures associatives, avec des équipements plus modernes, où la dimension commerciale de l’exploitation se développe. Les historiens parlent d’un nouvel âge d’or de la cinéphilie avec un réseau de ciné-clubs particulièrement dynamiques, avec de nombreuses initiatives autour de la projection elle-même comme l’initiation au cinéma en milieu scolaire, l’organisation de débats, d’expositions ou d’événements… L’Eglise veut s’ouvrir au grand public. La convergence des militantismes catholique, communiste et républicain laïc, propre à cette période, reste unique dans l’histoire du cinéma : ce prosélytisme culturel permet la diffusion d’une culture cinéphilique dans tout le pays.
De nouvelles publications et des figures d’intellectuels marquantes font leur apparition dans le domaine de la critique et de la réflexion cinématographiques. L’apport des chrétiens à la cinéphilie de cette époque est considérable. Henri Agel, Guy Bedouelle ou encore Jean Collet. De nombreux chantiers sont lancés notamment par André Bazin ou Amédée Ayfre. Deux aventures littéraires marquent cette période : celle de l’hebdomadaire Télérama (né en 1947 sous le nom de Radio loisirs) et celle de la collection dirigée par des dominicains, Septième Art, aux éditions du Cerf.
Des années 60 aux années 80 : un élan brisé
L’élan d’enthousiasme et d’ouverture à la société moderne se concrétise sur le plan institutionnel par le Concile de Vatican II qui opère de nombreuses avancées de l’Eglise dans la société, notamment dans le domaine médiatique et culturel. Étonnamment, il s’agit également du moment où s’amorce une nouvelle période au cours de laquelle les liens avec le cinéma se distendent peu à peu, le catholicisme français s’enlisant parfois dans des réactions cinéphobes.
Porté par le Concile, l’Eglise cherche à poursuivre le formidable élan d’ouverture d’après-guerre dans le domaine du cinéma. Les relations s’approfondissent même avec une nouvelle présence de l’Eglise dans des festivals à travers le prix du jury œcuménique qui remet pour la première fois en 1974 une distinction à un film de la compétition officielle lors du festival de Cannes. Cependant, malgré ces nouvelles percées, un mouvement de repli est en train de s’amorcer. Les relations entre le cinéma et les catholiques deviennent conflictuelles à l’occasion de la sortie de plusieurs films. D’abord en 1966 lors de la sortie de La Religieuse de Jacques Rivette, puis en 1985, avec Je vous salue Marie de Jean-Luc Godard. Quelques années plus tard, en 1988, sort le film de Martin Scorsese, La dernière tentation du Christ. Des catholiques crient au blasphème. Les projections deviennent l’occasion de prières dans la rue, mais aussi d’incidents très graves comme un attentat au cinéma Saint-Michel commis par un groupe intégriste rattaché à l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet. L’écharde des courants traditionalistes plantée, l’Eglise se voit forcée de rentrer dans un processus idéologique et stratégique de réunification ecclésiale, processus qui l’amène parfois à un raidissement dogmatique et dont l’impact se fera sentir jusque dans son ouverture au cinéma.
Des années 90 à nos jours : entre professionnalisation et repli
Les trente dernières années, en matière de relations entre Eglise et cinéma, se caractérisent par un paradoxe : l’Eglise est de plus en plus compétente, professionnelle et formée, prenant toujours plus sa place dans les champs de l’activité cinématographique (via le numérique notamment), mais est tentée par un repli conservateur. Amorcé dans les années 80 et toujours présent, ce processus renvoie à la perte d’influence de l’Eglise dans le débat public. Sur le plan proprement institutionnel, l’Eglise s’est trouvée à nouveau au cœur de polémiques autour de la sortie du film de François Ozon Grâce à Dieu qui s’inspire de l’affaire du Père Preynat mis en cause pour pédophilie. De nombreuses prises de positions ont contribué à fragiliser l’image de l’Eglise déjà écornée avec les scandales pédophiles. Ces affaires ont participé à la dégradation de l’image de l’Eglise dans le monde du cinéma et dans la société en général.
L’Eglise continue pourtant de poser des jalons porteurs d’espoir. En 1995, elle lance le comité catholique pour le Centenaire du cinéma. La célébration chrétienne du Centenaire du cinéma donne un élan à de nouvelles initiatives, plus professionnelles, qui témoignent de la modernité de la présence des chrétiens dans l’univers du cinéma. Les festivals de cinéma chrétien se déclinent dans plusieurs villes. En 2001, c’est au tour de l’Association SIGNIS de voir le jour. Cette association catholique mondiale pour la Communication, est un mouvement catholique pour les professionnels des moyens de communications sociales parmi lesquels le cinéma, la vidéo, l’éducation aux médias, Internet et les nouvelles technologies. SIGNIS compte des jurys œcuméniques ou inter-religieux dans plus de 30 festivals célèbres du monde entier dont le Festival de Cannes.
La période récente voit également l’émergence d’un nouveau type de production de films chrétiens où le numérique occupe une grande place. C’est le cas de SAJE Distribution et de son site internet. La société SAJE entend démontrer qu’en France il existe un vrai marché pour ce qu’on appelle les « faith based movies » produits par les majors américaines. Dans le même sens, des plateformes américaines telles que Pureflix présentent un catalogue de films chrétiens. Netflix, plateforme généraliste, propose, elle, la classification « film sur la spiritualité » dans la présentation de son catalogue.
Aujourd’hui, le cinéma ne se contente plus d’être le vecteur d’une réappropriation de la culture religieuse, il va plus loin et s’avance jusque dans l’intimité du croyant. Il cherche à sonder le mystère la foi, de l’intérieur, comprendre la démarche croyante sur le plan spirituel, caractéristique pour le coup très nouvelle et différente de celle des Américains. Ce phénomène se constate aujourd’hui dans la quête d’une représentation du mystère de la foi à l’écran à travers des cinéastes tels qu’Anne Fontaine, Xavier Gianoli ou encore Cédric Kahn. Leurs films traduisent une recherche, un besoin d’explorer l’acte de croire. Aussi le cinéma se fait-il caisse de résonance mais en dehors de l’Eglise proprement dite. Par ces films d’un nouveau genre, il redonne à la foi sa place dans la société moderne, il devient le support d’aspirations spirituelles de nos contemporains.
Pour conclure…
En conclusion, la cinéphilie doit beaucoup à l’Eglise même si celle-ci a eu des réflexes de défense face à un objet de la modernité dont elle n’avait pas la maîtrise. L’histoire fluctuante des relations entre Eglise et cinéma montrent comment au cours des différentes périodes, l’un et l’autre ont permis le développement d’une intelligence du regard et la diffusion d’une culture humaniste. Eglise et cinéma se sont nourris mutuellement, leurs expériences communes ont participé à la constitution d’un savoir, d’un regard qui ont largement dépassé les frontières de l’Eglise. En se préoccupant de la qualité morale puis esthétique et culturelle des films pendant un siècle, des spécialistes catholiques, des professionnels, des membres du clergé, des intellectuels sont devenus des spécialistes du cinéma en tant qu’art et pas seulement support d’édification. Leur savoir, qui a infusé la société contemporaine, est devenu un instrument d’appréciation pour tous. Cette histoire montre que le cinéma a permis à l’Eglise de diffuser une culture chrétienne et que, paradoxe, c’est cette même éducation au cinéma qui a permis au public, dans son jugement cinématographique, de s’affranchir de la tutelle de l’Eglise.
Pierre Vaccaro
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Xavier Gianolli, L’Apparition, 2018
Cédric Kahn, La Prière, 2018