Le film de Steven Soderbergh et ses renaissances
Fond noir, off, une femme tousse : nous sommes au début d’un implacable processus qui va retracer la chaîne des contaminations d’un virus appelé le MEV-1. Le héros du film n’est pas un personnage mais le processus scientifique de la pandémie lui-même que Soderbergh observe avec une redoutable précision. Par le biais d’une photographie froide, aux tonalités vertes, jaunes ou bleues, accompagné de la musique électronique de Cliff Martinez, le film, qui fuit le plus possible l’affect, dresse l’examen clinique d’une pandémie et du dérèglement mondial qu’elle provoque.
Pour écrire le scénario Soderbergh s’est appuyé sur un épidémiologiste de renom, Larry Brillant, qui donne au film son aspect « chirurgical » évitant toute forme de lyrisme et lui conférant une dimension quasi documentaire. « Contagion » est une œuvre chorale où chaque personnage incarne un des maillons de la chaîne de résistance à la pandémie. Le film montre très bien le mécanisme de dissémination extrêmement rapide du virus. Une propagation favorisée par l’interconnexion des réseaux commerciaux et touristiques. La contagiosité très élevée du virus est au centre des préoccupations des scientifiques. Le film montre aussi très bien, en mosaïque, les impacts politiques, économiques, sociologiques, médiatiques…
La sidération due à la pandémie, notamment dans cette scène où les responsables prennent la mesure de sa diffusion exponentielle, les injonctions de l’OMS, l’incapacité des politiques à prendre les bonnes décisions, la place croissante des médias et des complotistes, la souffrance de ne pas pouvoir se voir, de ne pouvoir enterrer ses proches, la difficulté de faire son deuil, l’existence d’un soi-disant médicament miracle, le forsythia, qui n’est pas sans rappeler la fameuse chloroquine : autant d’éléments que le film montre de manière tellement identique à ce que nous vivons que cela en devient troublant. Jusqu’à cet épilogue sidérant, qui pourrait se suffire à lui-même, où en quelques secondes, Soderbergh fait la synthèse de toute la chaîne de contamination en partant de la source du problème, la déforestation. Le virus est clairement décrit comme une maladie passée des animaux aux humains. On découvre au final que le mal s’est propagé d’une chauve-souris à un cochon vendu sur un marché chinois en plein air avant d’atteindre la patiente zéro, Gwyneth Paltrow, et de déclencher une pandémie.
Une décennie plus tard, le film de Soderbergh, sorti en 2011, suscite un regain d’intérêt, actualité du Covid-19 oblige. Comme si le film bénéficiait de l’inquiétude générale et gagnait en popularité. « Contagion » atteint le top 10 ITunes en janvier 2020 et se retrouve en tête des téléchargements illégaux en mars après sa disparition du catalogue Netflix. Ce qui semblait une fiction lors de la sortie du film s’est transformé aujourd’hui en un tableau réaliste et « Contagion » nous revient en mémoire à mesure que le virus progresse. D’où vient alors ce besoin de revisionner une œuvre finalement terrifiante qui nous renvoie à la triste réalité actuelle ? Serions-nous fascinés par la noirceur ou pire, serions-nous devenus des voyeurs morbides et masochistes ? Avons-nous besoin, comme dans un processus psychanalytique, d’exprimer quelque chose qui nous dépasse et nous travaille de l’intérieur et que nous ne savons exprimer, comme dans une catharsis ? Quelles que soient les réponses qui ont toute une part de justesse, le regain d’intérêt pour « Contagion » renvoie à n’en pas douter à la fonction originelle du cinéma, une pro-jection, qui permet, au sens littéral du terme, de « jeter devant », de mettre à distance le réel par le biais de la fiction, de la création artistique.
Le cinéma comme lieu d’expression du sens et de la transcendance
La pandémie actuelle fait écho à un sujet déjà très exploité et connu dans le cinéma de science-fiction, celui du virus qui détruit l’humanité. Les films couvrant cette thématique sont extrêmement nombreux. Citons par exemple « Le Pont de Cassandra », de George Pan Cosmatos (1976), « Le Mystère Andromède », de Robert Wise (1971), « Alerte » de Wolfang Peterson (1995), « 28 jours plus tard », de Danny Boyle (2002). Après « Contagion », le cinéma continue de s’emparer de la pandémie. « Songbird », blockbuster peu subtil produit par Michael Bay, a annoncé sa sortie pour 2021 pour finalement être diffusé en vod : un titre poétique pour un film postapocalyptique aux allures effrayantes racontant la mutation dévastatrice du Covid-23. Le monde commence sa quatrième année de confinement ! Au-delà des films de qualité inégale, l’intérêt ici est de comprendre le rôle du cinéma lorsqu’il nous renvoie au réel comme dans un miroir déformant et pourquoi nous regardons ces films.
Face aux drames mondiaux, l’art a toujours permis aux populations de se retrouver et de faire corps. Le cinéma permet au public de se rassembler, même symboliquement, autour d’une œuvre comme dans une communion. Le film de Soderbergh a permis aux spectateurs de vivre une sorte de rassemblement virtuel qui ne pouvait pas se faire en salles mais au travers d’images ayant des fonctions diverses toutes vécues comme une sorte de remède à l’angoisse. Il y a d’abord un niveau purement informatif où l’on vient puiser dans une fiction scientifique comme un besoin de vérification ou de validation de données qui viennent objectiver et par là dédramatiser la situation réelle. Le rôle du cinéma va bien sûr beaucoup plus loin qu’un niveau informatif en s’avançant de manière symbolique jusque sur le terrain plus enfoui de la transcendance. Face à un événement grave, inconnu, incontrôlable, nous sommes dépassés et bouleversés. Nous avons un besoin vital d’exprimer ce dépassement, d’être relié à plus grand que nous, à une transcendance , ce que permettent les récits et les images. C’est tous ensemble que nous sommes dépassés par ce virus et nous avons besoin de nous tourner vers des objets artistiques transitionnels. Besoin de se projeter, de nous avancer jusqu’à cette frontière où, entre réel et imaginaire, nous nous faisons peur, nous nous rassurons, nous projetons nos angoisses et nos doutes comme dans une catharsis.
Enfin le film de Soderbergh est devenu un objet de fascination car il a déployé sous nos yeux, en images, toute la force prophétique du cinéma : le récit s’est incarné, la frontière entre le cinéma et la vie semble s’être effondrée, la fiction a été rattrapée par le réel à tel point que l’on se demande si la thématique des virus peut encore être classée comme un thème de cinéma de science-fiction. Depuis toujours le septième art nous fascine en anticipant des phénomènes qui puisent leur source dans la réalité (comme les films catastrophes sur des cataclysmes naturels). Mais comment évolue-t-il quand ces phénomènes se sont vraiment déroulés ? L’avenir d’un film comme « Contagion » aujourd’hui est donc plutôt à trouver sur le terrain de la politique, notamment de l’écologie, et de la pensée réflexive. Sa fonction documentaire et de preuve a posteriori le propulse aujourd’hui comme film lanceur d’alerte mais aussi comme œuvre de réflexion, propice à l’introspection, sur la place de l’homme dans la chaîne alimentaire, dans la société, dans un monde globalisé. Aussi, il n’est pas étonnant que Soderbergh, après le succès mondial de « Contagion », dans un contexte transformé, déclare travailler aujourd’hui à la suite de son film, non plus sur le terrain de la science-fiction mais sur celui de la philosophie.
Pierre Vaccaro
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Le film « Contagion » de Steven Soderbergh est accessible en VOD et en DVD