La disposition intérieure d’un édifice luthérien traduit avec évidence le fond d’une pensée théologique qui s’appuie exclusivement sur la Parole de Dieu contenue dans la Bible : l’assemblée des fidèles fait face à la chaire, lieu de la proclamation et de la méditation de la Parole ; au fond de la nef trône la tribune de l’orgue et des musiciens, lieu de l’amplification et de l’intériorisation de cette Parole grâce à la musique. Ici nous découvrons l’église Saint-Thomas de Leipzig (reconstruite après la guerre), où Jean-Sébastien Bach exerça ses fonctions de Cantor.
La musique pour Martin Luther joue un rôle primordial non seulement dans la liturgie mais surtout dans l’expérience concrète de toute vie chrétienne, cela pour plusieurs raisons dont les caractères anthropologiques ne sont pas les dernières :
« Si l’on veut rendre la joie à ceux qui sont tristes, inspirer la peur à ceux qui sont gais, rendre confiance aux désespérés, briser les orgueilleux, modérer les amoureux, apaiser ceux qui éprouvent de la haine, que trouvera-t-on de plus efficace que la musique ? »
On peut dire que le chant est au cœur de la théologie de Luther. Sa formation de religieux augustinien l’a nourri de la pensée de Saint-Augustin pour qui musique et chant ont tenu une grande place. Quand on parle de musique chez Luther, c’est d’abord de chant qu’il s’agit. Par ce moyen c’est la totalité de la nature humaine qui est mise en mouvement : corps et âme. Chanter la Parole de Dieu, c’est non seulement la proclamer, mais surtout s’en laisser emplir, la respirer, s’en nourrir. La vie chrétienne s’appuie, pour Luther, exclusivement sur la Bible qui doit donc être rendue accessible à tous : le chant est une manière privilégiée de faire en sorte que cette Parole soit familière aux fidèles comme une langue maternelle spirituelle. C’est de cette conception du chant que découle la critique luthérienne des chants de l’Eglise catholique romaine, réservés à des chantres qui ne savent même pas ce qu’ils chantent !
Le musicien qu’était lui-même Luther a forgé, peut-on dire, ce merveilleux outil pastoral et spirituel qu’est le choral : un chant en langue « vernaculaire » (c’est-à-dire comprise de tous), destiné à être chanté par l’ensemble des membres d’une communauté. Les phrases musicales sont brèves, la musique syllabique (une note pas syllabe, quelques courtes vocalises ne détruisant pas le naturel de la langue), une étendue restreinte, ni trop haut ni trop bas (cela s’appelle l’ambitus).
A titre d’exemple voici le choral wir glauben all’ an einen Gott – nous croyons tous en un seul Dieu sur un texte de Luther lui-même. L’objectif est d’enraciner dans les esprits la foi telle que le Réformateur la définit. En voici la traduction telle que la proposent Ch. Theobald et Ph. Charru :
Nous croyons tous en un seul Dieu,
Nous croyons aussi en Jésus-Christ
Nous croyons en l’Esprit-Saint |
On conçoit aisément ce que cette musique porte en elle de capacités de développements. C’est toute la musique du monde germanique qui est ici en germe, jusqu’au sommet que sera l’œuvre de Jean-Sébastien Bach.
Mais nous restons au temps du fondateur avec ce motet de Johann Walther, né en 1496 à Kahla au sud de Jena et mort en 1570 à Torgau sur les bords de l’Elbe au sud-est de Wittenberg, là d’où la Réforme luthérienne est partie. Musicien à la Cour de Saxe, Walther est un des tous premiers compositeurs auxquels Luther a confié la mission de forger cet outil nouveau qui s’appelle le choral.
Voici un motet de Walther sur ce même choral Wir glauben all’ an einen Gott. Les voix d’accompagnement (basses, ténors, alti) tissent une musique constituée de cellules issues du choral, au-dessus desquelles plane le choral lui-même au soprano, chanté intégralement. Nous sommes dans la première moitié du 16ème siècle. Nous savons ce que Bach tirera quelques 150 ans plus tard de cette technique d’écriture et du choral lui-même.
Emmanuel Bellanger