Un cheminement
Gérard Garouste né en 1946, connaît ses premiers succès au cours des années 1970 et peint un plafond dans l’appartement présidentiel de l’Elysée après 1981. Au fil de cette trajectoire se remarque une force créative, parfois désordonnée, qui dépasse à chaque fois les conventions et les préjugés de son époque. On pense à la célèbre formule de Victor Hugo, « je suis une force qui va ». Dès son apprentissage à l’Ecole des Beaux-Arts, autour de 1968, Garouste refuse de céder au slogan conventionnel de la mort de la peinture et réserve son ironie aux thuriféraires de Marcel Duchamp qui ne cesse de répéter ses gestes inauguraux. Dans les années 1980, son ambition de travailler à partir de grands sujets le conduit à une méditation personnelle sur des thèmes antiques ou littéraires. Mais Garouste se distingue de la Trans-Avant-Garde Italienne, cette peinture cultivée qui a recours aux prestiges du passé pour masquer parfois son indigence. L’art de Garouste est un refus de toute nostalgie, et on ne peut l’embrigader dans l’esprit du « retour à la peinture » du « retour au sujet » ou du « renouveau spirituel ». Une figure domine ce cheminement, celle de Socrate dont le peintre souligne, en 1987-1988, la flagrante actualité : « Chez Socrate, il n’y a pas de vérité, mais une errance totale ». Ce thème de l’errance, du doute demeure au coeur de la lecture personnelle que fait Garouste de l’Ecriture Sainte ou de Don Quichotte. « Ne demande jamais ton chemin à celui qui le connaît, tu risquerais de ne pas t’égarer » : ce conseil de Rabbi Nahman de Bratsia nourrit une pratique artistique qui se révèle aussi aventureuse que féconde.
Une théologie vêtue de lumière
Depuis la participation de Garouste à l’exposition consacrée à Sainte-Thérèse d’Avila (1983, Paris, Musée du Luxembourg) et ses gravures tirées d’une lecture personnelle et exigeante de l’Ecclésiaste, on attendait de voir Gérard Garouste confronté à une commande à la mesure de son inventivité plastique. Les vitraux de Notre-Dame de Talant dans la banlieue de Dijon, en 1995-1997, lui ont fourni l’occasion de créer un ensemble de quarante-six verrières conçues spécialement pour l’édifice. Cette réalisation est exemplaire et prouve l’importance actuelle de cette théologie vêtue de lumière qu’est l’art du vitrail au sens où la lumière et le vêtement qui la parent ne constituent ni un travestissement ni un appauvrissement de la théologie mais un authentique enrichissement. Comme le dit Hans Urs von Balthasar à propos de l’Ecriture même, « C’est un vêtement que l’on ne peut adéquatement détacher de la figure elle-même : la révélation n’est présente et accessible à l’Eglise que dans ce dévoilement qui voile ».
Le point culminant de la composition est assurément la verrière de la baie axiale, Notre-Dame de la terre et et du ciel. Marie domine le registre supérieur tandis que la partie inférieure est attribuée aux personnages qui ont préparé sa venue, ses parents Anne et Joachim, ainsi qu’Abraham et David, « dépositaires des promesses messianiques ». Le couronnement de Marie est figuré dans une image novatrice du point de vue formel et iconographique, puisque c’est l’Esprit, sous forme de colombe, qui couronne Marie et non Jésus comme on s’y attendrait.
Ensuite, dans les baies hautes de la nef centrale, après l’évocation de la Résurrection, deux séries de thèmes se font face. D’un côté, des scènes de la Genèse relatent l’histoire de la création du monde depuis le « tohu-bohu » initial jusqu’à l’Alliance entre Dieu et les hommes scellée dans l’Ancien Testament. De l’autre côté, ce sont des passages de l’Apocalypse, qui sont sans doute de lecture plus difficile. Des rencontres thématiques et formelles unifiient les deux ensembles. Ainsi découvre-t-on d’un côté Adam et de l’autre l’agneau égorgé, symbole de l’amour de Dieu qui efface pour l’éternité toute trace du péché, ou Eve et la « femme vêtue de soleil » de l’Apocalypse qui est la « nouvelle Eve » libérée de tout péché.
Le point d’aboutissement de ces vitraux, qui est en réalité leur point de départ lorsqu’on entre dans l’église par la porte centrale est consacrée à la Présence de Dieu dans l’Arche d’Alliance ainsi qu’au Jugement dernier, soumis à « L’évangile éternel de la miséricorde » (AP, 14,6).
Des figures qui nous transportent
Parallèlement à ces baies, l’ensemble des baies basses évoque certaines figures cardinales de l’Ancien et du Nouveau Testament. De plus faibles dimensions, chaque scène voit la superposition d’un symbole, d’un texte ou d’un détail, dans le registre inférieur, et d’un personnage dans la partie haute, ce qui conduit le spectateur à une lecture interrogative, à une recherche de compréhension qui n’est jamais close. Toujours identifiables à première vue, ces vitraux se prêtent aussi à un dévoilement progressif qui passe par un apprentissage du regard. Un grand nombre de ces figures sont féminines et semblent ainsi renvoyer à la figure centrale de la Vierge Marie. Un jeu de relais se met en place, une véritable dynamique qui conduit le regard du spectateur de mystère en mystère, de question en question.
Le point majeur est l’importance que Garouste accorde aux visages humains, dessinés avec un trait familier et suggestif, qui garantit une réelle lisibilité tout en introduisant dans le mystère d’une personne à nulle autre pareille. Cette valeur accordée à la figure est décisive : « Seul ce qui comporte une figure peut transporter et plonger dans le ravissement […] Sans figure, l’homme ne peut être saisi ni transporté. Or, être transporté, c’est l’origine du christianisme » pour citer à nouveau Hans Urs von Balthasar. La force et la vigueur de la couleur provoquent un réel ravissement et se marquent durablement dans notre esprit.
Un art diaconique
Il est un dernier vitrail de Notre-Dame de Talant que je n’ai pas encore évoqué et que le visiteur risque fort de ne jamais voir. Derrière l’orgue est figurée l’Assomption. Cette composition cachée est comme une métaphore qui résume la quête de Garouste : son ambition est ici de témoigner des vérités de l’Evangile en toute humilité, sans jamais se mettre en avant, sans imposer sa vérité. Le peintre actuel qui décide de travailler pour l’Eglise sait qu’il doit abandonner l’idée moderne de l’autonomie de l’art et une partie du prestige qui lui est liée. Il doit « revenir à une notion de l’artiste qui ne sera plus lui-même le centre, (accepter) de représenter ce qui le dépasse, de travailler en fonction d’un lieu, de servir le lieu et ce à quoi il est destiné » (Garouste cité par Louis et Murcie Ladey).
Garouste à Talant se montre ainsi un inquiéteur qui nous renvoie aux moments les plus déterminants et les moins spectaculaires de notre foi, un éveilleur de pensées capable de secouer et de ressusciter l’homme mort qui dort en chacun de nous. P-L Rinuy.
De ce point de vue, l’engagement de Garouste à Talant est à l’opposé d’une des grandes créations de l’art sacré contemporain aux Etats-Unis, la Chapelle oecuménique de l’Institute of Religion and Human Development à Houston, de la fin des années 1960. L’intérieur de l’édifice abrite quatorze toiles monochromes de Rothko, oeuvres utlimes qui récapitulent son ambition esthétique. La richesse de cette peinture abstraite s’impose aux yeux du spectateur, mais il n’en demeure pas moins un sentiment de malaise lorsqu’on prend conscience du mode de fonctionnement de ces toiles. L’emplacement des oeuvres, leur style et leurs effets de sens ne se comprennent qu’en lien avec d’autres toiles de l’artiste, si bien que tout renvoie à la personne même de Rothko: l’édifice est maintenant appelé communément « la Chapelle Rothko ». La dérive qui accompagne cette réussite esthétique est évidente à nos yeux : les formes exaltent le savoir-faire et la grandeur de l’artiste. L’art n’est plus ordonné à une fonction diaconique, il n’est plus une icône qui renvoie à plus grand que lui mais une idole prouvant la valeur de celui qui l’a créé.
La réussite de Garouste est toute autre. Chaque figure fait référence à un texte ou comporte un symbole qui dépasse la personnalité de l’artiste. L’agencement des vitraux ouvre sur un foisonnement de questions et se prête à de multiples lectures. Le prestige des formes et des couleurs n’est au service d’aucun pouvoir, il ne proclame aucune Vérité à jamais établie. Je pense en particulier à la Résurrrection, qui est à mon sens une des rares représentations justes qu’on ait pu faire de cette scène. Combien de fois les peintres n’ont-ils pas utilisé pour la figurer une composition d’un dynamisme trop marqué ou des couleurs d’une splendeur excessivement éclatante ? Garouste, lui, a su montrer dans le brun doré qui colore ce vitrail une gloire sans gloriole, une puissance authentique sans faux éclat, une résurrection sans tapage qui dépasse la mort mais ne vient point abolir toutes nos souffrances. Ce triomphe sans triomphalisme est d’une réelle justesse.
Garouste à Talant se montre ainsi un inquiéteur qui nous renvoie aux moments les plus déterminants et les moins spectaculaires de notre foi, un éveilleur de pensées capable de secouer et de ressusciter l’homme mort qui dort en chacun de nous.
Paul-Louis Rinuy
A savoir…
Gérard Garouste a réalisé en 1995 trois oeuvres pour la Cathédrale de la Résurrection à Evry – une Vierge à l’enfant, un Christ ainsi que le tabernacle. Les vitraux destinés à l’église Notre-Dame de Talant lui ont été commandés par la municipalité en 1995 et ont été inaugurés le 15 novembre 1997. L’abbé Louis Ladey a joué un rôle capital dans l’inspiration et dans la bonne réussite de cette entreprise et les vitraux, composés par Gérard Garouste, ont été réalisés par le maître-verrier Alain Parot.
Exposition Garouste, En chemin. Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence (06), jusqu’au 29 novembre 2015. Catalogue édité par Flammarion, comprenant notamment un très beau texte du directeur de la Fondation, Olivier Kaeppelin.