Dans la série des trente-huit volumes des Œuvres complètes du théologien Karl Rahner (1904-1984), le cinquième est paru en français, dix ans après sa publication originale chez Herder en allemand. La première partie présente des prières écrites par Karl Rahner et son frère Hugo (1900-1968), jésuite comme lui et spécialiste de la spiritualité ignatienne, lors d’une retraite prêchée en 1951 à des étudiants à Fribourg-en-Brisgau.
La deuxième partie de 300 pages reprend 32 Méditations de Rahner qui suivent les quatre semaines d’Exercices spirituels d’Ignace de Loyola.
La troisième partie, intitulé Essais, est constituée de dix articles parus dans diverses publications de 1953 à 1966 ; la moitié d’entre eux sont consacrés à la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus. Dans un article intitulé « L’honneur de Dieu toujours plus grand », le théologien donne son interprétation de la devise jésuite Ad majorem Dei gloriam (Pour la plus grande gloire de Dieu).
La quatrième partie de 14 pages fournit deux textes sur la fuite du monde Fuga saeculi et sur Saint Ignace, reprenant un sermon prononcé en Bavière le 31 juillet 1942, jour de sa fête.
Dans le texte, Le culte du Cœur de Jésus aujourd’hui (1982), Karl Rahner écrit :
En disant Cœur de Jésus, nous évoquons ce que le Christ a de plus intime ; nous signifions que ce centre est rempli du mystère de Dieu.
« Cœur désigne le centre le plus intime, où toute multiplicité est encore une. Aussi, en disant Cœur de Jésus, nous évoquons ce que le Christ a de plus intime ; nous signifions que ce centre est rempli du mystère de Dieu ; nous disons que, dans ce Cœur – en opposition tragique, effrayante et béatifiante avec toutes nos expériences de vide, de néant et de mort -, règne l’amour infini par lequel Dieu lui-même se donne. Quand nous disons Cœur de Jésus, c’est cela que nous croyons et confessons de toutes les forces de notre propre coeur.
Le centre ultime et la vérité dernière de cette prodigieuse multiplicité de vie et de mort, de perte et de salut, de rires et de pleurs, de lumière et de ténèbres…
Nous le confessons dans la détresse qui fond sur nous ; c’est alors surtout que nous avons toutes les raisons de porter notre regard sur celui dont le cœur a été transpercé. Certes, pour de nombreux chrétiens, Cœur de Jésus peut apparaître comme un simple doublet verbal de Jésus-Christ (cela peut être valable pour eux). Pourtant, celui qui, dans l’aventure de son expérience religieuse, a eu l’occasion d’expérimenter davantage l’inouïe hauteur, profondeur, longueur et largeur de la réalité du salut, celui-là ne peut cesser de se redire quel est le centre ultime et la vérité dernière de cette prodigieuse multiplicité de vie et de mort, de perte et de salut, de rires et de pleurs, de lumière et de ténèbres. Alors, il dit Cœur de Jésus, alors il se tourne vers ce Cœur transpercé et aimant, qui nous aime dans nos ténèbres sans issues, ce Cœur qui est le cœur même de Dieu et nous livre, sans l’épuiser, le mystère primordial de Dieu. (…)
Au cours de la vision de 1688 de la Visitandine Marguerite Marie, la Vierge se tournant vers son directeur spirituel, le jésuite Claude La Colombière, ajoute ces paroles, dont la substance figure en lettres d’or au-dessous de la mosaïque où les jésuites ont représenté en 1929 la scène dans leur chapelle néo-byzantine La Colombière de Paray-le-Monial : « Pour vous, fidèle serviteur de mon divin Fils, vous avez grande part à ce précieux trésor; car s’il est donné aux Filles de la Visitation de le connaître et distribuer aux autres, il est réservé aux Pères de votre Compagnie d’en faire voir et connaître l’utilité et la valeur afin qu’on en profite en le recevant avec le respect et la reconnaissance dus à un si grand bienfait. »
Prière de Teilhard au Cœur de Jésus. Dans La Messe sur le Monde, Teilhard, prêtre jésuite, adresse au Christ cette prière qui reprend les paroles d’un jésuite polonais du XVIIe siècle, G. Druzbicki dans son Meta cordium, Kolisz, 1683 : « Et maintenant, Jésus, que voilé sous les puissances du Monde, vous êtes devenu véritablement et physiquement tout pour moi, tout autour de moi, tout en moi, je ferai passer dans une même aspiration l’ivresse de ce que je tiens et la soif de ce qui me manque et je vous répèterai, après votre serviteur [Druzbicki], les paroles enflammées où se reconnaîtra toujours plus exactement, j’en ai la foi inébranlable, le Christianisme de demain : « Seigneur, enfermez-moi au plus profond des entrailles de votre Cœur. Et, quand vous m’y tiendrez, brûlez-moi, purifiez-moi, enflammez-moi, sublimez-moi, jusqu’à satisfaction parfaite de vos goûts, jusqu’à la plus complète annihilation de moi-même ».
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Dieu, mystère éternel, immensité sans nom, bienheureux abîme qui remplis tout et n’es enclos par rien, tu as prononcé ta Parole éternelle dans ta création et dans notre existence afin que ton mystère éternel nous devienne l’indicible proximité salvatrice et le centre même du monde.
Nous contemplons cette Parole que tu as proférée, nous regardons celui qui est le cœur du monde, nous jetons les yeux sur le Cœur de ton Fils, transpercé par nous.
Tout ce qu’il y a d’incompréhensible en nous et dans notre existence trouve un abri dans ce Cœur ; toute notre angoisse existentielle est assumée par lui, toute élévation et toute sainteté font retour à lui comme à leur source. En lui tout trouve sa véritable essence et se reconnaît comme amour. Tout s’unifie dans le mystère qui est l’amour bienheureux.
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On doit faire vitalement l’expérience suivante ce qu’il y a de plus invraisemblable, de plus impossible et, du coup, de plus évident, c’est que Dieu, l’incompréhensible, nous aime vraiment et que cet amour est devenu irrévocable dans le Cœur de Jésus.
La dévotion au Cœur de Jésus ne peut vraiment pas s’enseigner du dehors. Chacun doit, en faisant confiance à l’Eglise et à son Esprit, tenter d’approcher son mystère ; aux heures claires ou sombres de la vie, il doit une bonne fois essayer de faire cette prière : Cœur de Jésus, ayez pitié de moi.
Une telle prière, peut-être faut-il tâcher de la répéter à la manière de la prière de Jésus du pèlerin russe, ou peut-être encore l’employer sur le modèle d’un mantra de la méditation orientale. Par-dessus tout cependant, on doit faire vitalement l’expérience suivante ce qu’il y a de plus invraisemblable, de plus impossible et, du coup, de plus évident, c’est que Dieu, l’incompréhensible, nous aime vraiment et que cet amour est devenu irrévocable dans le Cœur de Jésus là d’abord, mais là aussi – nous osons l’espérer – pour tous. »
Karl Rahner
Martine Petrini-Poli
Références :
Karl Rahner, Le culte du Cœur de Jésus aujourd’hui (1982), traduit en français dans Vie consacrée en 1986.
Karl Rahner, L’esprit ignatien. Écrits sur les Exercices et sur la spiritualité du fondateur de l’Ordre (Œuvres, volume 13), Cerf, 2016, 624 p.