Il est l’un des ambassadeurs les plus connus de l’Arte Povera. A 71 ans, Giuseppe Penone, le natif de Garessio (Italie), vit une sorte de consécration : il a été élu le 18 mai dernier à l’Académie des beaux-arts, l’une des cinq académies qui composent l’Institut de France. Il occupera bientôt, une fois officiellement installé, le 6e fauteuil, celui du sculpteur sénégalais Ousmane Sow, décédé en 2016, comme membre étranger associé. Le quai de Conti, siège de l’Institut de France, ne lui est pas inconnu, lui qui enseigna près de quinze ans à quelques mètres de là, à l’Ecole nationale des Beaux-Arts de Paris. Après avoir été exposé au centre Georges-Pompidou en 2004, à la Villa Médicis en 2008, et plus récemment à la BnF en 2021-2022, le musée Grenoble en 2015 lui consacrait une grande manifestation. En hommage à son élection, Narthex vous offre de redécouvrir le portrait que Paul-Louis Rinuy lui avait alors consacré.
(La prochaine exposition de Giuseppe Penone aura lieu au couvent de la Tourette du 6 septembre au 24 décembre 2022)
Giuseppe Penone, artiste italien issu du groupe de l’Arte Povera, est sans doute un des créateurs actuels qui fasse du caractère éminemment terrestre de notre humanité l’essence même de son travail de sculpteur. Depuis [plus de cinq] décennies dans le bois, la terre ou le bronze, il donne corps à la réalité humaine que nous sommes en incarnant dans ses œuvres la fragilité du souffle, l’immatérialité du temps, la puissance de l’éphémère. Je pense à la série des Souffles ou Haleines de 1978, modelée dans la terre ordinaire, « la plus riche de poussières, la plus riche de mémoires de forme », cette matière qui devient entre ses mains un véritable « laboratoire de la métamorphose ». (1)
Ces vases d’environ 1m60 de haut sont comme d’antiques jarres, pétries par la main du sculpteur et riches du vide même qui constitue leur espace intérieur. Sur la surface externe, Giuseppe Penone a imposé son propre corps, dont demeure ainsi la présence en creux, l’empreinte. « Au haut de la sculpture, il y a l’intérieur de la bouche, pour indiquer qu’il y a émanation de souffle. » (2) Le sculpteur et sa sculpture échangent ainsi leur souffle, et l’impalpable, l’invisible, s’incarne dans une matière rugueuse, pesante, fragile.
Des corps-paysages
Dans un jardin parisien, rue Descartes, Giuseppe Penone a installé un ensemble de trois sculptures anthropomorphes en bronze enserrant des végétaux, qu’il a nommées Tre Paesaggi (« Trois paysages »). Chaque personnage, d’une hauteur de 1m50 environ, est installé dans une position différente, l’un debout, l’autre agenouillé, le troisième allongé. L’œuvre joue du rapport entre la nature et la culture, les végétaux finissant par envelopper le bronze, le cacher, l’intégrer à ce lieu qui demeure, cependant, transformé par l’intervention humaine.
Ces paysages je les vois surtout comme des corps humains qui attestent à leur manière que notre corps n’est jamais une simple apparence à figurer mais un véritable élément de mesure, dans l’espace comme dans le temps, un principe, un étalon qui institue l’échelle dans un environnement.
Ces trois corps, dont le style figuratif reste fort allusif, ne sont pas étrangers au monde ancien de la statuaire qu’ils réinventent. Ces bronzes dont la patine s’allie à la couleur des végétaux laissent entrevoir, dans leur présence aussi discrète que solide, ce mystérieux avenir de gloire auquel sont destinés dès aujourd’hui nos corps d’homme et de femme.
Penone réalise des gestes sculpturaux qui sont aussi bien des gestes végétaux : « La similitude du bronze avec le végétal est surprenante » (3). De là peut naître une illusion qui trompe immanquablement le spectateur. Ainsi, le Hêtre du célèbre Musée Kröller-Müller à Otterlo est-il le seul arbre de bronze dans ce merveilleux parc de sculptures qui est en même temps une riche forêt. Mais cette création n’a rien à voir avec le simple trompe-l’œil ou la virtuosité technique ; je la comprends surtout comme le refus d’imposer une marque humaine trop visible au cœur d’un paysage de haute qualité, comme la preuve d’une humilité de l’artiste qui compose avec la nature et refuse de lui imposer sa domination.
Eloge de la lenteur
Dans la série des Gestes végétaux des années 1980, Penone donne une chair de bronze à des branches, à des feuilles, qui sont beaucoup plus qu’une simple allusion à Daphné en perpétuelle métamorphose. C’est, en 1982, un Souffle de feuilles, que le sculpteur arrête dans ses variations en le fossilisant en bronze. L’art suspend le cours du temps, tout en soulignant son implacable force : « J’ai souhaité que l’éphémère s’éternise » (4), confie Giuseppe Penone au critique Germano Celant, mais cette éternité, le sculpteur découvre sans doute, tout en l’inventant, qu’elle est un trop maigre pari sur l’avenir, et qu’il vaut mieux explorer les multiples richesses de l’écoulement du temps.
Penone travaille sur les temporalités diverses du monde qui nous entoure. Ecoutons l’artiste expliquer une de ses entreprises, de 1968, Quand il grandira, il élèvera la grille : « J’ai enfermé la pointe d’un arbuste dans une grille métallique en forme de cube ouvert sur la partie basse. Sur la grille, j’ai déposé un chou-fleur, une tranche de courge, deux poissons. J’ai tout recouvert avec du plâtre et du ciment. Et l’arbre fera grimper la grille. » (5)
En d’autres occasions, il choisit un arbre et serre une partie du tronc dans sa main, qu’il remplace en fait par son moulage en acier. Dans ce travail, Il continuera à grandir sauf à cet endroit, c’est la lente croissance du végétal qui constituera la sculpture, donnant l’illusion que la main s’enfonce dans le tronc de l’arbre. Mais cette illusion qui ferait du bois « un élément fluide, idéal à façonner » (6) ne constitue nullement une tromperie car la prétendue dureté du bois n’est, elle-même, que vaine apparence. Rien de plus transitoire, on le sait, de plus souple, de moins solide que le bois au fil de son exposition à l’air, à l’eau, au feu. Giuseppe Penone fait du tronc l’authentique mémoire de son geste et laisse sa main en suspens. S’il est vrai que « l’œuvre est projetée dans le futur, [qu’] elle est liée à la croissance de l’arbre, à son existence » (7), l’avenir de la sculpture ouvre un horizon d’attente qui donne tout son sens à la présence, au présent de l’œuvre actuelle.
« Entrer dans la forêt du bois est un voyage dans le temps, dans l’histoire de chaque arbre et de chaque année de sa vie. La lenteur avec laquelle on revit, on découvre une année de l’arbre rappelle sa croissance, plus elle est lente et plus elle est pleine de détails, de petites histoires et d’informations sur sa vie » (8).
Sculpter à rebours
Le temps de la sculpture est aussi l’exploration d’un passé, d’une mémoire qui est autant celle de l’arbre que le sculpteur peut « écorcer », que celle de l’artiste lui-même et de l’humanité à travers lui. La sculpture est originairement cet art de creuser un espace dans une matière, de dépouiller l’arbre ou la pierre de son apparence première pour découvrir un cœur caché, un monde latent, le passé même comme noyau au présent. Avec Son être dans sa vingt-deuxième année – un moment fantastique -, Giuseppe Penone avait décidé de retrouver dans une poutre l’apparence du tronc d’arbre qui la constitue lorsque l’arbre était dans sa vingt-deuxième année. Cette création date justement de 1969, lorsque l’artiste lui-même avait cet âge-là, et inaugure une série qui se continue jusqu’à l’Arbre-Porte de 1993, tronc évidé dans lequel se lit, en totale évidence, l’arbre plus jeune de quelques décennies.
La sculpture s’affirme comme cet art de remonter le temps, d’attester la présence d’un passé qui n’est jamais disparu.
Cette logique est constitutive de l’installation Respirer l’ombre, créée pour l’exposition « La Beauté » au Palais des Papes à Avignon en 2000 avant d’être remontée au Musée national d’art moderne. Il s’agit d’évoquer, par les murs de feuilles, la forêt mystérieuse et la personne de Laure, l’amour perdu du poète Pétrarque qui féconde sa quête poétique. Il ne reste que son nom, son parfum mais le travail de langue, comme celui de la matière redonne être, vie, corps à cette absence.
Le banal, le sacré
Le sculpteur est celui qui sait voir dans le monde minéral et végétal la trace des formes qu’il imagine. Giuseppe Penone affirme, dans ses mots comme dans son œuvre sculpté, qu’ « il y a tellement de choses de l’homme dans un caillou, un caillou stupide seulement quand il est dans la main d’un homme stupide » (9). La matière ne se révèle qu’à travers le regard et la main de celui qui a suffisamment de foi poétique pour l’observer et la transformer. Mais cette ambition artistique qui vise à réconcilier l’âpreté de la matière et la douceur des rêves n’est pas dans un programme simple à présenter, facile à retranscrire. Penone se méfie plus que tout des évidences trop claires : « La clarté du sentier bien tracé est stérile » (10).
Giuseppe Penone sait que le sacré dont notre temps a soif ne réside ni dans la qualité de certains sujets ni dans la destination des œuvres d’art mais se trouve enfoui dans la réalité même de toute matière : « Avec des gestes qui sont prévisibles, bien réels, normaux, se trempe l’esprit impavide de l’œuvre d’art, symbole de la sacralité banale qui réside au cœur des choses (11). C’est ainsi que peut s’opérer, dans l’union de l’esprit et de la matière réciproquement offerts, « la liturgie de la sculpture ».
Paul-Louis Rinuy
Article extrait des Chroniques d’art sacré, numéro 67, 2001 © SNPLS
1. G. Penone 1978, Respirer l’ombre, Paris, ensb-a, 2000, p.74
2. G. Penone 1988, in G.Celant, Penone, Milan-Paris, Electra et Durand-Dessert, 1989, p.96.
3. G. Penone, 1980, Respirer l’ombre, p.130.
4. G. Penone, in G.Celant, 1989, p.25
5. G. Penone 1968, in G.Celant, 1989, p.33.
6. G. Penone 1968, in G.Celant, 1989, p.30.
7. G. Penone 1968, Respirer l’ombre, p.7.
8. G. Penone 1991, Respirer l’ombre, p.47.
9. G. Penone 1994, Respirer l’ombre, p.144.
10. G. Penone 1984, Respirer l’ombre, p.74.
11. G. Penone 1968, in G.Celant, 1989, p.30.