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Christian Jaccard, Leçon de Tenèbres

La chapelle de La Trinité, en Bieuzy-les-Eaux, qui a accueilli la première exposition de L'art dans les chapelles, en 1992, est plongée dans une semipénombre. Le regard doit s'en accommoder...
Publié le 17 août 2017

Après quelques minutes, on distingue des empreintes qui ponctuent la totalité des murs. La chapelle s’en trouve profondément transformée. La longue nef paraît plus compacte. L’architecture semble s’être concentrée, densifiée. Nous approchant, nous découvrons qu’il s’agit de traces de suie ; la trace du passage du feu.

C’est en 1970 que Christian Jaccard commence ses premières expériences d’écobuage (brûlis d’herbes sèches dessinant leurs traces sur le sol) et inaugure sa pratique du feu. L’artiste intervient depuis 1993 autant dans des friches industrielles que dans des lieux institutionnels, à Paris, Saint-Étienne, Marseille, Poitiers, Ivry, La Chaux-de-Fonds, à l’Île de la Réunion et au Japon.

JACCARD Christian, Tableau éphémère, chapelle La Trinité, Bieuzy-les-Eaux, L’art dans les chapelles 2006-2007 © F. Talairach

Invité d’honneur de la quinzième édition du festival L’art dans les chapelles, Christian Jaccard a présenté son « tableau » aux habitants du quartier au terme de sa résidence de création à la chapelle de La Trinité, du 16 au 18 mai 2006. La technique est très simple : il appose une résine en gel qu’il enflamme avec un briquet. Les traces de fumée chargée de suie se déposent vers le haut. En amont, nous avions parlé du projet avec le recteur, dans un contexte difficile, peu de temps après l’incendie criminel d’une autre chapelle, non loin de là. L’événement, très médiatisé, avait frappé les esprits et traumatisé, à juste titre, la population. Nous avons parlé de l’importance du feu dans les Écritures. Les langues de feu de la Pentecôte ne sont-elles pas un symbole de l’Esprit ? Il s’agissait aussi de montrer qu’un autre usage du feu était possible. L’écobuage n’est-il pas une technique agricole ancienne de régénérescence par le feu ?


D’origine protestante, Christian Jaccard a souhaité participer à la cérémonie du Pardon, le dimanche 11 juin, pour la fête de La Trinité. Le père Eugène Le Métayer, recteur de Pluméliau, a dit sa joie d’accueillir cette création. Il a aussi parlé de l’hospitalité des chapelles, du devoir d’accueillir la création qui s’y présente. La question de l’articulation entre peinture et architecture est un des axes majeurs de la direction artistique de la manifestation. L’oeuvre de Christian Jaccard à La Trinité s’inscrit dans ce questionnement. Et qu’importe si l’artiste n’a pas recours à la peinture et ses matériaux traditionnels. Le Tableau Éphémère a pour vocation de rassembler le lieu, de lui donner une unité parfois perdue, ou altérée. Créer un état de tension, produire un regard nouveau, plus vaste, plus généreux, et induire une autre forme de présence, plus active. Une peinture all-over. Pour que le fond et la forme ne fassent plus qu’un. Un même motif, un même mouvement.

L’artiste se souvient des traces laissées sur les parois des cavernes par les hommes préhistoriques (je pense, tout particulièrement, aux mains négatives, l’empreinte d’un souffle).

Pour la chapelle de La Trinité, il parle aussi de la famine, la peste noire et la Guerre de Cent Ans. Il évoque encore le buisson ardent, « métaphore désignant la brûlante révélation de la présence divine ». Cette dimension anthropologique, première, qui manifeste quelque chose d’essentiel, d’avant le langage, d’en dehors du langage, quelque chose d’essentiellement primitif, absolument archaïque, nous parle au plus profond de nous, et s’adresse à cette mémoire qui existe en chacun de nous. Poser des mots sur cette expérience ne va pas de soi. Nommer ce geste, au risque de le trahir, ne se fait pas sans crainte.

La question du visible – plus que du visuel – est permanente dans l’oeuvre de Christian Jaccard. Et cela peut prendre parfois une tournure résolument iconoclaste. Pour preuve, au début des années 80, une série de peintures anciennes trouvées aux Puces que l’artiste a calcinées. La question de l’image. Qu’est-ce qui fait image ? L’artiste utilisait alors de nombreuses peintures ayant pour sujet une scène religieuse. Mais dans la chapelle, le feu ne détruit rien, au contraire, il produit des signes, et reconstitue sur les murs blanchis, une peinture murale, et l’on ne peut s’empêcher de penser à celle qui devait s’y trouver avant le blanchiment des murs. L’iconoclasme parcourt toute l’histoire de l’Eglise, toute l’histoire de l’art. Le travail de Christian Jaccard nous renvoie très directement à notre propre relation aux images, ce double mouvement permanent d’attraction, voire de fascination, et de rejet, parfois de dégoût. Quelque chose d’aussi complexe que le regard, qui mêle la grande Histoire à nos mythologies personnelles, des choses intemporelles à des effets de mode, la sensibilité à la culture, le goût à la connaissance, la rétine au cerveau et au coeur, parfois au ventre, aussi.


Quelles images ? Quel récit ? Manifester une énergie, des flux. À l’instar du peintre aborigène qui déclare ne pas représenter les corps mais l’énergie qui circule dans le corps, le Tableau éphémère de Christian Jaccard manifeste présence et distance à la fois, les termes d’une relation. Images et mémoire. Quel récit ? Qu’avons-nous vu ? Qu’avons-nous retenu ? Quelles sont les vraies images1? Articuler le récit et les images ; le travail de mémoire… Mais qu’est-ce que la mémoire d’un lieu ? La somme des mémoires qui s’y sont succédé ? Et l’esprit des lieux ? Ce que nous savons, c’est que l’oeuvre de Christian Jaccard non seulement l’accompagne mais le construit, dans le respect de la mémoire. Une oeuvre éminemment spirituelle et religieuse : par son geste, et l’intention qui le porte, elle relie les temps, les hommes, les pratiques, les imaginaires… Une foule solitaire, d’une densité exceptionnelle, se blottit à cet endroit du monde, comme nulle part, comme jamais peut-être, à cet endroit, parce que ce sont toutes les foules, de tous les temps, dans toute leur solitude, absolument inconsolables.

Le Tableau Éphémère révèle l’absence. Ce faisant, il fait apparaître d’innombrables images, qui remontent d’un tréfonds insoupçonné jusqu’alors. Il scande le rythme d’images archaïques, archétypales, le rêve d’une origine. Se consumer. Il n’y a plus d’ombre. Juste la trace d’une brûlure. Comme une plaie ouverte. Quelque chose de douloureux. Je pense au Vendredi saint, lorsque les bougies s’éteignent les unes après les autres, et que l’on recouvre les statues. L’oeuvre de Christian Jaccard à La Trinité est une Leçon de Ténèbres picturale. Leçon de Ténèbres mais aussi Danse Macabre, Vanité…


Sur le pignon occidental, les signes, très denses à cet endroit, qui montent en forme de triangle, rappellent les Vierges de Miséricorde qui protègent sous leur manteau l’humanité souffrante. L’oeuvre iconoclaste, dans son désir d’Image, convoque de multiples figures et représentations. On ne se débarrasse pas si facilement de ce qui construit, malgré nous, indépendamment de notre volonté, une mémoire visuelle. Le panier de notre « pique-nique » est bien rempli. Bien trop parfois ! Toute cette imagerie qui pullule encombre nos regards, nos vies. Le feu comme contre-feu. Le Tableau de Christian Jaccard construit son propre lieu et régénère notre regard.


Olivier Delavallade,
directeur artistique de L’art dans les chapelles
 

Le Tableau éphémère de Christian Jaccard sera encore visible cet été. Mais, au-delà, nous espérons garder une trace de ce passage du feu à la Trinité. L’artiste offre son art, charge à l’association de réaliser des vitraux. Le même procédé est envisagé : une combustion sur verre. Des démarches sont en cours, tant sur le plan technique qu’administratif et financier.

 

1) Antoinette Dilasser, Les vraies images, Ed. Le Temps qu’il Fait, 2007.

 

Article extrait des Chroniques d’art sacré, numéro 90, 2007, © SNPLS
 

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