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Sarkis, de commencement en commencement

Les installations de Sarkis, d’un profond humanisme, sont des mises en scène composées d’objets, sculptures, aquarelles, photographies, films, créés par l’artiste lui-même, qui se nourrissent de références à l’histoire, la philosophie, les religions, les arts ou la géopolitique. Cet hiver, les œuvres qui ont investi le Musée du château des ducs de Wurtemberg de Montbéliard (jusqu’au 4 janvier 2015) et la Galerie Saint-Séverin à Paris (jusqu’au 7 février 2015), bâtissent une fois encore un pont entre les œuvres du passé et le monde contemporain. L’occasion pour Narthex de revenir sur le portrait de cet artiste qui pratique depuis plus de 5 décennies « un art authentique »…
Publié le 21 décembre 2014

Que deviennent, dans les vitrines de nos musées, ces retables, ces sculptures d’art populaire, ces fabuleux objets de dévotion que nous investissons aujourd’hui d’une valeur artistique alors qu’ils sont, par destination première, des réceptacles de croyance, des supports de souvenir ou de méditation, des portes ouvertes vers l’imaginaire et l’avenir ?

Tout en écrivant ces lignes, je suis en train de contempler un extraordinaire Fétiche à clous du Congo, considéré aujourd’hui comme un des chefs d’oeuvre du Musée des arts premiers, au quai Branly. Mais, de la force de ce regard exorbité, de la présence matérielle de ce corps réceptacle qui renferme encore des matières organiques, de la réalité de cette statue de bois qui visait à réconcilier le monde avec le cosmos, il ne reste plus dans l’espace du musée qu’une image artistique, admirable sans doute, mais irrémédiablement figée, vide. Porteurs d’une vaine ambition, les musées prétendent arrêter le temps et sauvegarder de manière scientifique des chefs d’oeuvre universels, mais ils n’offrent aux objets qu’ils préservent que cette « maigre immortalité noire et dorée » qu’évoquait Paul Valéry.

L’art authentique au contraire, l’art tel que le pratique depuis quatre décennies Sarkis les plus variées de la peinture, de la sculpture, du cinéma, du dessin, je le comprends comme l’enfance de l’humanité, cent fois perdue et retrouvée, comme l’incarnation de notre vérité, rire mêlé de sang, fragile et éphémère plénitude.

Les artistes sont les passeurs d’une mémoire en miettes qu’ils réinventent sans cesse, jusque dans leurs incompréhensions ou leurs oublis. Kriegsschatz, Leidschatz, Trésor de guerre, Trésor de souffrance, par ces thèmes qui structurent son travail, Sarkis s’est affirmé en véritable metteur en scène d’un Théâtre de la mémoire, dont l’homme du XXIe siècle est le héros, dans sa solitude de rescapé métaphysique aux prises avec un univers qui se dérobe désormais à toute prise de possession totalisante.

Telle que je l’ai récemment vue dans l’atelier de l’artiste, à Villejuif, dans ce lieu qui tient du cabinet de curiosités et de l’antre de l’explorateur, l’oeuvre 12 Kriegsschatz dansent avec le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky, qui associe sur des plateaux tournants douze objets héritiers d’une histoire singulière, pierre de l’Etna ou divinités de civilisations lointaines, à des bandes enregistrées, témoigne d’un monde en transit, où le passé se recompose, se multiplie, se réactive au fur et à mesure que nous le regardons.

Sarkis, 12 Kriegsschatz dansent avec le sacre du printemps d’Igor Stravinsky, 1989 – 2002 © Adagp, Paris 2014

Nomades par essence, les compositions de Sarkis ne sont jamais des installations fixes qui pourraient être reprises telles quelles d’une exposition à l’autre, mais des oeuvres en perpétuelle réinvention. En chacune d’elles, je vois surtout la promesse de voyages à venir, l’annonce de départs vers des aubes lointaines, une nostalgie à rebours qui s’enrichit d’un autrefois et d’un ailleurs, pour rendre plus fervent l’aujourd’hui de notre regard.

Création et anamnèse

Sarkis invente de fait sa propre temporalité et nous invite à y entrer, chaque fois que nous contemplons une de ses oeuvres, qui vaut comme fragment de tout un univers. Ce monde fantastique et singulier se condense avec une puissance particulière dans son atelier, métaphore et synthèse de son travail, toujours inachevé, passé et avenir mêlés. Ici ou là, encore empaquetées souvent, posées comme en transit, les oeuvres semblent d’étranges nomades arrêtés un instant, mais prêts à appareiller vers de nouveaux espaces, à vivre d’autres aventures que seront de nouveaux voisinages dans des lieux d’exposition encore inédits. Ainsi se remarquent, disposées sur des étagères, les Ikones, qui ont été dernièrement exposées au Musée d’Unterlinden à Colmar, du moins pour celles liées au Retable d’Issenheim de Grünewald ou inscrites dans des cadres d’origine alsacienne.

Le principe est simple : dans un cadre ancien, trouvé, récupéré, collecté, Sarkis invente une création personnelle, qui nie et magnifie l’espace où elle s’insère, l’ouvre en quelque sorte. Dans l’évidence avec laquelle s’imposent ici ces deux mains, rouge et verte, à l’aquarelle, dans la plénitude de cette autre main, jaune, si discrètement mais efficacement présente, dans la fugacité lumineuse de cette autre Ikone encore, accrochée à un pilier de l’atelier et sur laquelle se détache un simple arbre d’or, se lisent les notations d’un journal, au sens ouvert, foisonnant. Refusant de créer une icône religieuse ou une image de culte, Sarkis invente des oeuvres qui nous touchent par leur délicatesse, leur polysémie : chaque Ikone est une promesse murmurée, une invitation à se laisser toucher par une histoire vivante et singulière, où s’entremêlent le souvenir d’un objet venu d’un autre temps, et l’ouverture vers le sens, toujours à venir, de cette série par essence inachevée.

Ikona n°43 : 1996, 58 x 50 cm, aquarelle sur papier, cadre en bois ©Adagp, Paris 2014

Dans cet atelier, qui garde dans son organisation spatiale la marque de l’imprimerie qu’il était naguère, un meuble tout simple, qui servait à entreposer les caractères d’imprimerie, m’a particulièrement ému. Demeuré en place avec ses tiroirs encore chargés de lettres, mais aujourd’hui revêtu en surface de lignes de néon, ce meuble devient comme le dépositaire de la mémoire du lieu, une allégorie matérielle de la muse Mnémosyne, à laquelle Sarkis a rendu hommage à maintes reprises1.

« Toucher le début des choses »

L’entreprise fort différente de la création de vitraux dans certains hauts lieux du patrimoine, comme l’abbaye de Silvacane ou le prieuré de Saint-Jean-du-Grais, en Touraine, repose sur une poétique du même ordre. Dans ces édifices historiques, Sarkis a installé des oeuvres résolument contemporaines qui façonnent nouvellement l’espace et recréent le lieu en réactivant l’énergie créatrice des premiers architectes. Geneviève Breerette souligne à juste titre la force intempestive de cette invention plastique, à Silvacane : « La lumière nouvelle générée par les vitraux de Sarkis n’est pas (…) conforme aux règles cisterciennes les plus strictes. C’est une lumière blonde, chaleureuse, différente de celle qui est distribuée par les lumières claires de l’église »2.

Refusant tout motif figuratif comme toute invention abstraite, Sarkis a choisi d’inscrire ses propres empreintes digitales sur une plaque de verre collée à une seconde plaque, à l’extérieur qui a reçu les empreintes de cinq collaborateurs. « Les empreintes sur les vitraux, explique l’artiste, font penser à une chute de pétales de couleur or, à un essaim d’abeilles, à une pluie de couleur or ». De fait, leur apparence est comme miraculeuse ou magique, et la technique très particulière qui a permis de les créer, grâce à une peinture au jaune d’argent et à une cuisson à plus de 600 degrés, produit un effet inédit et puissant, où le caractère intime, à jamais individuel, de chaque empreinte digitale se met, dans ce travail de duplication par milliers, au service d’un résultat d’ensemble insoupçonné.

Détail des vitraux de l’abbaye de Silvacane, 2001 ©Adagp, Paris 2014

L’effet, c’est de créer une lumière inédite qui sculpte l’espace médiéval, le colore d’une force, d’une puissance que nous n’avions jamais vue jusque-là. L’empreinte de Sarkis en cet édifice, l’empreinte du XXIe siècle en ce monument historique, suscite une création originale qui réinvente l’innocence première d’un regard.

Ce qui m’intéresse, confie Sarkis, c’est de toucher le début des choses. Comme un enfant qui commence à marcher. Après cinq secondes, c’est comme à cinquante ans. Mais pouvoir garder ce mouvement du début, ces premières secondes, il est d’origine. J’aspire à garder cette fraîcheur »3.

À Saint-Jean-du-Grais, Sarkis décide d’une autre manière de « réveiller ces lieux », en évoquant l’église disparue au fil des siècles par des vitraux qui redessinent l’espace de la salle capitulaire, du réfectoire et du dortoir de manière à ce qu’ils « donnent l’impression d’avoir récupéré certains éléments de l’église disparue »4. Et nos yeux alors s’ouvrent, comme après des siècles de sommeil, pour découvrir l’architecture du lieu dans sa virginité recréée. Sarkis est un artiste de l’Anamnèse, car il sait rendre présent le passé, le réactualiser. Il crée ici des vitraux « porte-regard » qui nous révèlent, dans la brûlure de leur lumière, un univers inédit de formes et de couleurs, un monde tout autre, un monde toujours à venir mais toujours déjà là, et que nous ne connaissions pas encore.

Paul-Louis Rinuy

 

 

1) Voir, entre autres, Uwe Fleckner éd, Les Trésors de Mnemosyne. Recueil de textes sur la théorie de la mémoire de Platon à Derrida. Avec un essai en image par Sarkis, Dresde, 1998.
2) Geneviève Breerette, Sarkis à Silvacane, pp. 8-9.
3) Propos de Sarkis rapportés par Erik Bullot, « Kiosque pour Sarkis », in Sarkis, catalogue d’exposition, CAPC, Bordeaux, 2000.
4) Sarkis, « Projet pour l’éveil », in Sarkis à Saint-Jean du Grais, Paris, Ereme, 2005, p.16.

vitraux du prieuré de Saint-Jean-du-Grais, salle capitulaire, 2004 ©Adagp, Paris 2014

Né en 1938 à Istanbul, Sarkis, qui travaille en France depuis 1964 et a remporté le Prix de Peinture à la Biennale de Paris en 1967, mène une carrière internationalement reconnue, marquée par des expositions majeures au Musée des beaux-arts de Nantes, au Centre d’art plastique contemporain de Bordeaux ou au MAMCO à Genève. Ses Ikones ont été présentées en 2002 à l’Ecole des beaux-arts à Paris (catalogue avec un texte remarquable d’Henri-Claude Cousseau), et il a exposé l’hiver dernier au Frac Alsace et au Musée d’Unterlinden à Colmar, en dialogue avec le Retable d’Issenheim de Grünewald. Il prépare en ce moment des expositions au Musée Bourdelle (janvier 2007) à Paris et au Louvre (février 2007). À propos de ses vitraux, on peut lire : Sarkis à Silvacane (texte de Geneviève Breerette), Paris, Monum, 2001 et Sarkis à Saint-Jean-du-Grais, Paris, Ereme, 2005.

Article extrait des Chroniques d’art sacré, numéro 87, 2006, © SNPLS

 

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