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Bill Viola, la vidéo comme expérience existentielle

Seul. Seul à seul, devant une vidéo qui déchire notre univers quotidien, bouscule le rythme habituel de notre temporalité. Lorsque je me remémore telle ou telle grande création de Bill Viola, même à distance c'est ce choc solitaire que je perçois à nouveau, ce bouleversement intérieur : un face à face sans concession qui nous isole radicalement des autres, nous arrache à nous-mêmes, nous renvoie à une solitude existentielle, ontologique.
Publié le 10 juin 2009

Je revois les circonstances précises de ces rencontres qui font dorénavant pour moi partie de l’oeuvre – sur le portail central à l’intérieur de Saint-Eustache, en 2000, l’impressionnant et émouvant The Greeting (La Visitation), ou The Reflection Pool que je ne connaissais qu’en cassette et que j’ai vue, vraiment vue, à l’exposition « Epifanie », dans l’abbaye d’Heverlée, avec cette présence du personnage qui apparaissait soudain, comme par effraction, sur le mur blanc fait de briques grossièrement rejointoyées, dans la pénombre d’une remise où j’entrai sans trop savoir pourquoi.

Instants décisifs d’une réelle plénitude qui durent quelques minutes, parfois quelques dizaines de minutes, comme en suspens du flux quotidien d’une temporalité se déroulant à son rythme ordinaire. Cette expérience proposée au spectateur est cruciale, au sens exact du mot, elle nous offre un passage, un arrachement qui, en retour, nous font adhérer plus pleinement au sentir même de notre corps et de notre vie ; c’est une mort qui ouvre sur une perception nouvelle, un dessaisissement qui nous renvoie brutalement à nous-mêmes, étourdis, recréés.

Passage

Je songe à Passage, cette installation vidéo fait d’un couloir de sept mètres qui conduit à une pièce de faibles dimensions sur les murs de laquelle se trouve projeté, démesurément agrandi, le visage d’un enfant. Et la séquence le montre à une échelle colossale en train de fêter l’anniversaire de ses quatre ans. Tout, dans cette création, est fondé sur le passage, l’initiation ; celui du personnage lui-même, bébé filmé lors d’un de ces rites familiaux qui marque progressivement l’accès au monde de l’enfance, puis de l’adolescence etc.

Bill Viola dans son installation « The Passage », 1987, photo Kira Perov

Et nous-mêmes, nous passons dans un couloir étroit avant de nous retrouver confrontés à cette image monumentale, merveilleuse et monstrueuse à la fois, cette tête de bébé face à laquelle nous redevenons tout petits, tels les bébés que nous fûmes autrefois au regard des adultes qui nous semblaient alors de véritables géants. Ce passage est aussi le temps que nous passons à regarder cette oeuvre qui s’étale sur une durée d’environ sept heures, alors même que la scène originalement filmée a dû en réalité durer environ une demi-heure. Justement, dans ce lieu de contemplation un peu retiré, le temps paraît se figer, se ralentir à l’extrême, au point que nous ne pouvons difficilement regarder la vidéo du début à la fin, pour des raisons de longueur effective ou de lassitude subjective.

L’oeuvre dépasse notre désir, l’épuise ; et le spectateur ne peut ainsi découvrir que le fragment d’un ensemble temporel qui manifestement le dépasse, excède ses forces, sa capacité d’attention.

Bill Viola nous conduit ainsi à cette salutaire déception qui nous libère de l’illusion courante de maîtriser ou de dominer les images, de croire avoir tout vu. Passants éphémères, nous voici tout petits dans le temps comme dans l’espace, vis-à-vis d’une installation qui nous bouleverse par sa justesse, sa densité plastique. Je songe à ce verbe grec splanchnizein, qu’emploie parfois l’évangéliste Marc à propos de Jésus, et qu’on traduit souvent si mal par le verbe, bien trop abstrait à mon sens, être ému ou pris de pitié. Il s’agit ici vraiment de cela, être pris aux entrailles (splanchna), faire viscéralement l’expérience de quelque chose qui nous désarme, nous dépasse.

La vidéo nous dépasse

Ce qui nous dépasse dans la vidéo, c’est essentiellement sa propension à témoigner du monde extérieur, à révéler la réalité elle-même. Le réel est ce qui continue à exister alors même que nous cessons d’y croire, ce qui tient en soi, en dehors de toutes nos songeries, qui, ontologiquement, excède notre propre esprit, nos capacités de perception. Et la création artistique est justement cette expérience qui nous plonge au coeur du réel, qui nous dé-familiarise avec nos habitudes de perception, trop souvent émoussées par l’usure du quotidien, pour nous ouvrir les yeux, les oreilles, nous plonger au coeur de l’espace réel du monde.

J’ai toujours pensé que le son contenait plus d’information sur l’espace que l’image », écrit Bill Viola, et ses oeuvres nous en proposent maintes éclatantes confirmations.

Son et image se complètent et se contestent pour nous faire perdre pied, nous enlever à ce monde où nous sommes comme anesthésiés et nous en révéler une face nouvelle, plus vraie peut-être. Bill Viola décrit ainsi une de ses installations vidéos de 1998  The Sleep of Reason : « Sur une commode en bois, dans une grande pièce vide, un moniteur noir et blanc présente en gros plan l’image d’un dormeur. On entend doucement les sons de la nuit. Un vase de roses blanches, une lampe de chevet, un réveil à affichage numérique sont aussi posés sur la commode. Le plancher est recouvert de tapis et l’espace est éclairé.

The Sleep of reason, 1988, installation vidéo et sonore, Bill Viola

Soudainement, les lumières s’éteignent, la pièce est plongée dans l’obscurité. De grandes images colorées et mouvantes recouvrent alors trois murs ; un son fort et troublant de gémissements et de grondement envahit l’espace. Puis les lumières réapparaissent de manière tout aussi soudaine et tout revient à la normale.(…) C’est un peu comme si on avait pu entrevoir momentanément un monde parallèle, la face sombre et cachée d’un environnement clair et familier ». Derrière l’univers familier gît un autre monde, différent de celui que nous reconnaissons sans jamais vraiment le connaître.

Figurer, défigurer

The Crossing, de 1996, qu’on pouvait voir en 2000 à l’exposition La beauté à Avignon, présente en un diptyque un être humain qui se métamorphose devant nos yeux, d’un côté pris par le feu, de l’autre recouvert d’un éblouissement d’eau et de lumière.

The Crossing, 1996, Bill Viola

Je vois dans cette histoire double, magnifiée par une bande sonore qui orchestre l’éclat contradictoire des images, la destinée de l’homme, renaissant de lui-même pour exister réellement, de l’homme pris à la fois dans l’eau et le feu, dans les tensions du réel qui font la vérité de nos vies. La plénitude et la beauté de l’image arrêtée rendent imparfaitement justice à la terrible dynamique de la vidéo, à ce cycle de feu et d’eau où se cristallisent les tensions violentes qui structurent le monde.

Dans ces images en mouvement dont le son fait partie intégrante, l’absence de musique vient conférer à l’univers visible une gravité nouvelle ; ainsi en est-il de Silent life, de 1979, qui fait se succéder en une quinzaine de minutes des visages de nouveaunés, âgés de cinq minutes à un jour, filmés dans la maternité d’un hôpital new-yorkais. Seuls les cris déchirants viennent ponctuer ce défilé de portraits en gros plans, d’êtres tous différents et singuliers mais qui se ressemblent pourtant, dans leur détresse, leur faiblesse, leur expressivité.

Reportage sur les premiers moments de la vie, la vidéo met en valeur ici l’ambivalence de la vie et de la mort, de l’admiration et de la pitié, de la figuration et de la défiguration.

Je me souviens d’avoir regardé cette bande avec un groupe d’étudiants, qui ont été marqués par le tragique, l’insoutenable violence de la répétition lancinante de ces visages anonymes. « La pensée est fonction du temps », écrit Bill Viola, l’émotion aussi sans doute et la vidéo explore justement ces sentiments qui nous gagnent lorsque l’image outrepasse notre désir, nous lasse, nous irrite, nous inquiète, nous révolte, nous excède.

« Nous avançons vers le passé autant que vers le futur »

Bill Viola est un des grands créateurs de la vidéo contemporaine et son travail est résolument novateur. Mais sa dernière exposition à la National Gallery de Londres, à la fin de l’année 2003, The Passions, le montrait aussi plus que jamais soucieux d’établir un véritable dialogue avec la peinture des siècles passés. Comme The Greeting reprenait une célèbre Visitation de Pontormo, Emergence se fonde sur une Pieta de Masolino et le jeu des formes et de la composition comme les effets de couleurs en sont clairement marqués. Comment comprendre ce travail de réinvention qui semble bouleverser notre rapport au temps ? Si « nous avançons vers le passé autant que vers le futur », selon les mots de l’artiste, c’est sans doute que l’art contemporain contribue à recréer l’art du passé, en proposant des lectures nouvelles d’oeuvres anciennes que les contemporains n’auraient jamais pu imaginer. Le présent révèle des visages inédits du passé, il le métamorphose en quelque sorte.

Mais il s’agit aussi d’explorer par la vidéo, tant dans l’expressivité des visages que dans le déroulement même des scènes, tout ce que l’image fixe jamais ne peut saisir. « Je suis intéressé par ce que les peintres anciens n’ont pas peint, ces étapes intermédiaires », dit Bill Viola, et de ces temps interstitiels, il fait une part de son oeuvre.

Ainsi, à partir d’un tableau connu traitant d’un thème religieux spécifiquement chrétien, Bill Viola fait une histoire de rapport à la mort, dont le sens redevient plus énigmatique, plus ouvert. Il redonne à ce que nous considérons trop souvent comme une évidence, à ce qui est devenu un simple héritage culturel, sa dimension de vrai mystère. Et le passé comme le futur se trouvent ainsi l’horizon réel de notre vie, transfigurée par la rencontre essentielle avec de vraies oeuvres d’art.

Emergence, 2002, installation vidéo, Bill Viola

Paul-Louis Rinuy

Article extrait des Chroniques d’art sacré, numéro 79, 2004, © SNPLS

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