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Richard Serra, sculpteur du temps

La galerie Gagosian Paris présente actuellement et jusqu’au 2 avril 2016 "Ramble Drawings" de Richard Serra. Après la première exposition de cette série à Gagosian New York en septembre 2015, la galerie de la rue de Ponthieu exposera un tout nouvel ensemble d'œuvres sur papier. Ces peintures reprennent les tons de l’acier et du plomb que l’artiste utilise pour ses sculptures. Le travail pictural minimaliste de Richard Serra est donc une prolongation de ses installations. A l'occasion de l’exposition parisienne, redécouvrons l’art de cet artiste du monumental en faisant un détour par Bilbao. Le Musée Guggenheim espagnol abrite la plus grande installation du sculpteur qui existe au monde : « La matière du temps » (1994–2005).
Publié le 07 mars 2016

Richard Serra: Ramble Drawings, Gagosian Gallery Paris, January 2016 ©Richard Serra. Photography by Zarko Vijatovic. Courtesy Gagosian Gallery

Me voilà enfin à Bilbao, au cœur de l’architecture étrange et fantastique de la Fondation Guggenheim, dessinée par Frank Gehry. Précisément, à l’intérieur de la salle 104, désorienté dans cet espace continu et vertigineux où sont mis à contribution tout ensemble ma stature physique, mon regard, mes sens, mon intelligence, mes émotions. J’ai beau avoir déjà regardé des photographies de ces huit sculptures de Richard Serra, qui constituent l’ensemble dénommé « The Matter of Time » (La Matière du Temps), lu des commentaires, écouté des jugements ou des critiques diverses, la confrontation réelle avec ces œuvres se révèle une expérience inédite, cruciale, déstabilisante.

On ne peut d’abord vraiment les compter, ces impressionnantes structures d’acier de Richard Serra qui déploient leurs spirales et ellipses au sein d’un espace de 130 mètres de long. Mais on se trouve pris au jeu, entraîné dans un parcours physique et sensoriel où chacun trouve peu à peu son propre rythme. Hautes parois d’acier rouillé et rugueux, d’une impressionnante finesse et qui reposent, sans autre support ou soutien, sur le simple support de béton. Ces surfaces nous dominent de leur altière hauteur et paraissent proches de la chute. Un inquiétant défi à la pesanteur et au bon sens : bien sûr nous le savons, nous ne risquons rien dans l’espace sécurisé du musée et le danger n’est qu’une illusion. Mais nous prenons plaisir à nous faire peur devant cette catastrophe imminente, possible.

Le raisonnement, de fait, ne change rien, tant les verticales obliques s’imposent à nos sens. Insensiblement, le battement du cœur s’accélère, les yeux s’animent et s’égarent, les pas se pressent dans ce lieu fragmenté et continu à la fois, et cherchent sans pouvoir la trouver la cadence juste pour le parcourir. Et d’ailleurs nous ne jouons pas seuls, chaque réaction d’un visiteur spectateur peut influer notre propre comportement : l’un presse sa démarche, soucieux de découvrir ce qui va se révéler au cœur de la spirale ; un autre frôle dangereusement la surface oblique, comme pour opposer à l’arc penché du métal la fragile verticalité de son corps. D’autres encore sourient, méditent, essaient de poser leur voix dans ces espaces étranges, énigmatiques, où l’écho se fait présent et grave.

Château de cartes

Sculpture, statuaire, installation, chacun de ces mots incarne une tradition si forte et contient de si contraignantes habitudes de penser, de voir, de structurer le monde environnant que le premier effet de ces œuvres est de pulvériser ce vocabulaire convenu. L’expérience spécifique à laquellle nous invitent ces œuvres bouscule notre horizon d’attente, elle se révèle, avant tout, humaine, existentielle.
La frayeur demeure difficile à contrôler devant ces tonnes d’acier qui reposent sur une tranche épaisse de quelques centimètres et tiennent au sol par la force même de leur poids, capable sans difficulté de nous broyer.

Ce n’est finalement qu’un jeu de cartes. Un équilibre dont la solidité au fil du temps dépend de l’extraordinaire force de la pesanteur qui le ferait à première analyse s’écrouler. La série des « appuis » – par exemple « One ton prop » (Une tonne en appui), 1960 MOMA, NY – exploitait déjà cet inépuisable paradoxe qui se vérifie empiriquement. Le lourd conquiert plus facilement l’espace que le léger. Une tonne de plomb, posée sur une très réduite surface, tient mieux en appui dans le vide qu’un kilogramme de plumes. La légèreté d’une œuvre ne dépend pas de son poids matériel. Elle s’expérimente mais ne se mesure pas. Car elle reste de cet ordre du qualitatif inauguré par Brancusi, partant à l’assaut de l’infini grâce aux justes proportions de sa Colonne sans fin, qui peut matériellement ne pas dépasser quelques mètres.

D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?

La signification de l’installation n’existant pas en dehors de l’expérience du spectateur, chacun devient le sujet de l’installation », résume Richard Serra (1).

Sans plan dans cet ample espace, engagés dans la rencontre spécifique de chacune de ces œuvres, découvrant parfois au bout d’un cheminement un espace clos, irrémédiablement vide, ou traversant des corridors étranges qui proposent des expériences rétrécies ou dilatées du temps vécu, nous sommes confrontés, corporellement, aux questions que posait Gauguin à la fin du XIXe siècle : « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » Plus que jamais, l’artiste de l’âge contemporain est celui qui questionne et fait de l’interrogation même le cœur de son travail. Il s’agit, d’abord, de marcher, de se tenir debout face à un espace oppressant, marqué par les signes de la technologie contemporaine.

Rien ne vient offrir à notre regard une facile échappatoire, ni l’élégance du travail ni le raffinement premier de la matière ni l’esquisse d’une forme aisément repérable. Rien ne permet à l’œil de traverser les apparences de l’œuvre pour retrouver la joie du concept, la facilité du bien connu, le plaisir de la référence culturelle. Expérience d’un désert exténuant de simplicité et qui nous enveloppe de son aride grandeur. Momento mori, sans nul doute, rappel d’un chemin dont l’issue est certaine. La rouille marque sur la surface de l’acier la trace d’une irréversible patine, et nous, nous suivons la flèche du temps à laquelle nous n’échapperons pas. Que pouvons-nous faire, morts en sursis que nous sommes ?

L’œuvre contemporaine n’ouvre vers aucune croyance établie, ne propose aucun rituel : rien ne tient lieu ici du sourire de l’ange, de la grâce d’une chaire en pâmoison, de la sensualité d’une lumière transfiguratrice. Face au métal sans concession, nous sommes livrés à nous-mêmes, sans illusion, sans transcendance : la sculpture nous place face à nous-mêmes. Et nous passons ainsi d’une œuvre-programme présentant un sens que l’artiste partage avec le spectateur, à une œuvre ouverte, polysémique, susceptible d’une multiplicité d’approches. Il existe pourtant un point commun aux expériences individuelles les plus diverses de cette œuvre : leur rapport spécifique au temps.

Sculpter le temps

L’expérience de la sculpture ne se déroule pas dans un temps simple et objectif, quantifiable. « Le temps perceptuel ou esthétique, émotionnel ou psychologique de l’expérience sculpturale est tout à fait différent du temps « réel ». Il est non-narratif, discontinu, fragmentaire, décentré, désorientant », explique Richard Serra. Nous sommes bien loin des portails sculptés de Chartres, de l’Extase de Sainte-Thérèse de Bernin, voire de telle création de Rodin. La disparition de la figuration entraînant celle de la narration, c’est la forme même de l’espace configuré par les sculptures qui nous invite à expérimenter de multiples temporalités, propres à chacun d’entre nous. Cette « Matière du temps », qu’entend ici sculpter Richard Serra, n’est pas dans l’œuvre même : nous la recréons en chacun de nos parcours, où se découvrent, se vérifient, s’entrecroisent les temps enchevêtrés qui nous constituent.

Loin de se suffire à elles-mêmes, les sculptures de Serra constituent, dans l’ambition violente de leur structure complexe, et dans les émotions qu’elles suscitent, des morceaux de vie, des expériences radicales, pourvu que nous accepterions de leur prêter notre corps et notre sensibilité. Mais il faut d’abord, et c’est le plus difficile, accepter de se laisser guider par les œuvres mêmes. S’abandonner à ce voyage décentré. Accepter de perdre.

Photos: Richard Serra La Matière du temps (The Matter of Time), 1994–2005. Huit sculptures, Acier patinable, Dimensions variables – Guggenheim Bilbao Museoa ©ADAGP, Paris 2015

 

Paul-Louis Rinuy
pour les Chroniques d’Art Sacré
n°88, hiver 2006 ©SNPLS/Art Sacré

En savoir plus sur l’exposition Ramble Drawings de la Galerie Gagosian Paris, jusqu’au 2 avril 2016: www.gagosian.com/exhibitions/richard-serra

RICHARD SERRARamble 3-53, 2015Litho crayon and pastel powder on paper20 3/4 x 28 1/4 inches52.7 x 71.8 cm (unframed)©Richard Serra. Photography by Robert McKeever. Courtesy Gagosian Gallery

1. Richard Serra, The Matter of Time, texte de présentation de l’œuvre, 2005.

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