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Marie Madeleine, passionnément, par Isabelle Renaud-Chamska

Publié le 09 avril 2025
Fig 1 : Petrus Christus, Lamentation sur le Christ mort, huile sur bois, 101 x 192 cm, v. 1460, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts © Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, livre p.132, 185*

Née dans l’Évangile dont elle est un personnage important sous la plume des quatre  évangélistes, la figure de Marie Madeleine brille dans le ciel de l’art de mille éclats divers, et  traverse l’histoire des représentations plastiques, littéraires et musicales en Occident comme  une comète à la chevelure largement déployée et toujours éblouissante, arborant un pot de  parfum comme le symbole le plus clair de sa féminité. Unique et multiple, Marie Madeleine  est aussi ancienne dans l’art occidental que le Christ lui-même, auquel elle est intimement liée  puisqu’elle appartient au noyau dur de la confession de foi chrétienne, autour duquel tout le  reste s’est construit : l’annonce de la mort et de la résurrection du Christ. Témoin privilégié de  la passion de celui dont elle a été une disciple fidèle, elle est chargée par Jésus d’annoncer aux  Apôtres sa victoire sur la mort. C’est pourquoi la Légende dorée, prenant la suite des évangiles,  la lance sur un bateau de fortune avec d’autres saintes femmes vers la Provence qu’elle  convertira au Christ avant de se retirer en ermite dans la grotte de la Sainte-Baume, dans un  cœur-à-cœur amoureux avec Jésus, nourrie par la seule musique des anges.

Chacun de nous a sa Marie Madeleine, plus ou moins sensuelle ou larmoyante naguère, plus  combattive et « libérée » aujourd’hui. Car la figure de la sainte a connu une longue évolution, chaque époque depuis deux mille ans ayant mis en valeur un aspect du mystère de Marie  Madeleine, toujours très humaine dans l’évidence de ses contradictions, toujours femme  d’une foi inébranlable, l’image même de la foi selon saint Jérôme.
Quelques œuvres d’art témoigneront ici de cette évolution de la figure de la sainte dans la  spiritualité chrétienne, de l’antiquité jusqu’à nos jours.

Fig 2 : Benedictionale de S. Aethelwold, Les trois Marie au tombeau, enluminure sur parchemin, 29 x 22 cm, 971, Londres, British Library, ms. ad 49598 © AKG, livre p. 26*
Fig 3 : Emmanuel Saulnier, « Entre », aluminium, verre et eau, 179 x 150 cm, 1988 © atelier de l’artiste DR, livre p. 40*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tout commence donc un matin d’avril. Sur cette enluminure anglo-saxonne, trois femmes,  Marie de Magdala en tête, trouvent dans le tombeau non pas le corps de Jésus mort qu’elles  venaient embaumer, mais l’ange du Seigneur aux grandes ailes d’or déployées, qui leur  annonce que le Crucifié est vivant (Mc 16, 1-6). C’est un coup de tonnerre, rien ne sera plus comme avant. Marie Madeleine, et l’Église avec elle, découvrent que l’amour a triomphé de la  mort et que Jésus les attend en Galilée, au carrefour des nations. La rencontre de l’ange et des  femmes devant le tombeau vide est l’annonciation d’une nouvelle naissance de l’Humanité  sauvée.

Devant cette œuvre d’Emmanuel Saulnier, le spectateur est renvoyé à la transparence de cet  espace invisible où s’inscrit le vide, plus visible et plus vrai que les colonnes torsadées d’aluminium ou que la colonne lumineuse de verre qui s’élève toute droite vers le ciel et ne  tient qu’à un fil. Entre les deux bornes, ce vide est la seule réalité tangible, le mystère d’une  disparition qui est aussi une apparition. Dans l’Évangile, ce sont deux anges « vêtus de blanc,  assis à l’endroit même où le corps de Jésus avait été déposé, l’un à la tête et l’autre aux pieds »  (Jn 20, 12) qui permettent de voir l’invisibilité du Christ ayant quitté le tombeau devenu trop  petit pour lui.

Fig 4 : Pièce d’une prédelle d’un retable du 15esiècle, Basilique Sainte-Marie-Madeleine, Saint-Maximin-La-Sainte-Baume, 7echapelle © Elyane Saussus 2004, non publiée
Fig 5 : Pierre Buraglio, Noli me tangere, « Épiphanie », installation au Centre d’art contemporain d’Évry, 2000 © Alberto Ricci, livre p. 74*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La scène de retrouvailles du Noli me tangere (Jn 20, 11-18) est l’une des plus belles de  l’Évangile. Rencontre inespérée entre une femme désespérée et Jésus victorieux de la mort,  c’est une expérience amoureuse, spirituelle et artistique dans un jardin de paradis. « S’il te  plait, ne me retiens pas ». Jésus n’est plus de ce monde, son corps rayonnant, toujours là, est  déjà hors d’atteinte. Il charge Marie Madeleine – en qui les Pères de l’Église et après eux les théologiens médiévaux verront la nouvelle Ève – d’annoncer à ses frères la nouvelle inouïe de sa résurrection, ouvrant ainsi à nouveau les portes du Paradis. 

Seuls demeurent ici, posés sur une légère surface blanche, la bêche et le râteau du jardinier,  nouvel Adam. Les objets installés par Pierre Buraglio au Centre d’art sacré d’Évry en 2000, avec, plus loin, des sandales et du pain, disent la divinité invisible et indivisible du Christ dans son  humanité visible et partagée.

Fig 6 : Sacramentaire, Te igitur, enluminure, XIIes., Arras, BM ms 1027, fol. 039 v° © IRHT/ CNRS, livre p. 89*

 

Fig 7 : Gérard Traquandi, Marie Madeleine, encre sur papier, 48 x 34 cm, 2007 © IRC, livre p.114*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais voilà qu’au début du VIesiècle, le pape Grégoire le Grand, dans un coup de maître pastoral, assimile Marie de Magdala, cette riche Palestinienne intime du Christ, à une femme  anonyme venue pleurer ses péchés sur les pieds de Jésus qu’elle embaume de parfums de  grand prix, inonde de ses larmes et essuie de ses cheveux, manifestant sans retenue son  émotion devant Jésus qui l’accueille à cause du grand amour qu’elle manifeste (Lc 7). C’est  cette image de Marie Madeleine que la tradition a privilégiée. Jean attribue ce même geste  d’onction à Marie de Béthanie, sœur de Marthe et de Lazare (Jn 12,5) et situe la scène juste  avant la passion, relevant avec Jésus que Marie anticipe son ensevelissement. En fusionnant  les trois femmes, Grégoire met l’accent sur le point essentiel de la foi : Jésus dans sa mort  sauve l’humanité du mal et du péché. Pécheresse pardonnée, Marie Madeleine est devenue  le symbole de l’humanité libérée de ses « démons », de tout ce qui l’entrave, pour être pure  effusion d’amour divin.

La calligraphie savante et libre du pinceau de Gérard Traquandi, sa préciosité baroque évoquent les cheveux de la femme pardonnée et libérée, délicieusement sensuels dans le  tombé vaporeux, léger et transparent de l‘encre sur le papier.

Fig 9 : Ronan Barrot, « Le Miroir », dessin sur toile, 276 x 178 cm, 1999 © atelier de l’artiste DR, livre p.144*
Fig 8 : Maître de la Vie de Joseph, Crucifixion, triptyque de l’abbaye d’Affligem, 144 x 85 cm, 1490, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts, © Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, photo Speltdoorn, livre p.129*

À la source et au cœur des quatre récits évangéliques, qu’on ne lit bien qu’à la lumière de la  résurrection, se trouvent les épisodes de la passion, de la mort et de l’ensevelissement de  Jésus. Marie de Magdala est présente au pied de la croix où Jésus agonise. Elle le regarde  autant que ses larmes le lui permettent, digne dans son désespoir. À côté de la Vierge et de Jean, elle pourra témoigner de ce qu’elle a vu dans ce bouleversement tragique et recueillir  les dernières paroles du Christ en croix donnant naissance à l’Église : « Femme, voici ton  fils… ». Habillée comme une princesse (Magdala signifie « tour »), elle révèle par sa beauté  l’insoupçonnable beauté du corps supplicié de Jésus.

Le grand dessin de Ronan Barrot d’après une Descente de croix de Jean-Baptiste Jouvenet  respecte parfaitement la composition et l’intensité dramatique de la peinture originale, mais  l’artiste remplace le corps du Christ, au centre, par un miroir aux reflets argentés. Le corps de  Jésus est comme évidé, toujours présent comme centre vivant de la composition, mais  absenté, laissant dans son retrait la place pour le corps du spectateur qui devient acteur de la  scène, absorbé dans l’image car évidemment le miroir reste vide. Vanité des passions et de  l’idée qu’on se fait de soi-même. Le peintre fait mémoire du corps du Christ irreprésentable,  intouchable mais bien là, dans une citation implicite confirmée par la présence des femmes. 

Fig 11 : Marc Couturier, « Barque », sculpture, demi-barque en bois, 40 x 245 x 120 cm, miroir 300 x 200 x 10 cm, installation à l’Hospice Comtesse, Lille, printemps 2005, cf livre p. 170, 172*
Fig 10 : Maître de Marie Madeleine, Sainte Marie Madeleine avec huit scènes de sa vie, peinture sur bois, 164 x 76 cm, 1275, Florence, Galeria dell’Accademia © AKG, livre p.156*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand les évangiles se referment, Marie Madeleine continue son ministère, comme en  témoignent la littérature hagiographique (la « légende dorée ») et la liturgie. Apôtre,  prédicatrice, elle répand la bonne nouvelle du pardon divin à Marseille et en Provence avec  Marthe, Lazare, Maximin, Sara et Sidoine, l’aveugle de naissance, puis se retire dans la grotte  de la Sainte-Baume où elle passera trente ans, autant d‘années que Jésus à Nazareth, portée  sept fois par jour en haut du Saint-Pilon par les anges qui la nourrissent du pain céleste de  l’eucharistie aux heures canoniales de la prière de l’Église. Cette vie sauvage et mystique est  exaltée par les ordres religieux médiévaux qui accentuent la figure de la pénitente pour  valoriser l’action de la grâce. Confondue dès le IXe siècle avec une autre pénitente, Marie  l’Égyptienne, une ancienne courtisane, elle est souvent représentée entièrement couverte de  ses longs cheveux ondoyants comme sur cette peinture réalisée pour les Servites de Marie,  déroulant un long phylactère avec ces mots en latin : « Ne désespérez pas, vous qui avez  l’habitude de pécher : prenant exemple sur moi, relevez-vous en Dieu ». Enflammée par  l’amour de Dieu qui la brûle corps et âme, elle ouvre l’humanité à l’immense espace de la  grâce.

Installée dans la chapelle de l’Hospice Comtesse à Lille en 2005, cette barque est en fait une  demi-barque qui fait la belle et se redouble dans un miroir. Marc Couturier nous donne de  traverser les apparences avec Marie Madeleine qui traverse la Méditerranée dans un bateau  sans voile ni rames. Image de la vie humaine lancée sur les flots imprévisibles du destin, la  barque permet, malgré sa fragilité, de passer les eaux mortelles pour aborder à l’inconnu,  symbole aussi de l’Église poussée par l’Esprit qui la conduit. Dans le miroir, le spectateur  apparaît comme partie intégrante de l’œuvre. Il est embarqué. 

Fig 13 : Ernest Pignon-Ernest, Marie Madeleine, dessin à la pierre noire sur papier journal, 160 x 180 cm, 1990-2005, collé sur le mur, installation à l’Hospice Comtesse, Lille, 2005, cf livre p. 263, 266*
Fig 12 : Jean-Baptiste Santerre, Marie Madeleine pénitente, huile sur toile, 82 x 102 cm, 1709, Magny-en-Vexin, église paroissiale © J.-Y. Lacôte, livre p. 238*

Figure emblématique de la méditation solitaire, Marie Madeleine devient, à l’époque  moderne, le modèle de la vie intérieure et de la conscience au travail sur elle-même. Elle  incarne les méandres de la vie du cœur et la violence des passions contradictoires, la lutte  tragique entre deux amours, terrestre et céleste, opposant à l’hédonisme le « memento mori »  qui ouvre sur le thème des « vanités ». La tête de mort du Golgotha (cf figure 1) devient sa  compagne. Consciente de ses limites et de sa condition mortelle, Marie Madeleine choisit de  renoncer aux plaisirs futiles et éphémères pour suivre Jésus et trouver avec lui le vrai sens de sa vie, au-delà du deuil et des larmes. Sa beauté est telle, sur ce tableau de Jean-Baptiste  Santerre, que le spectateur ne peut que la suivre.

Choisie entre toutes et très aimée, Madeleine s’est donc détachée du groupe des disciples, elle  a rejoint le désert où Dieu l’a conduite comme son épouse pour lui parler au cœur (Osée 2, 16- 25). Sortie de la narration évangélique, elle est devenue le seul sujet du tableau, parfait  modèle de l’individu naissant en Occident. À l’expérience eucharistique et jubilatoire de la  Sainte-Baume, les modernes ajoutent l’extase mystique et les ravissements, moments  suspendus de la sortie de soi, comme Ernest Pignon-Ernest sur le mur d’une chapelle désaffectée, affichant sans pudeur l’émotion intime de la « parfaite amante de Jésus », comme  on disait au XVIIesiècle. 

Passionnée et passionnante, figure toujours contemporaine, son assomption dit la gloire de  Marie Madeleine aimée de Dieu, à qui elle est toute donnée jusque dans la passion du Fils  mort et ressuscité qu’elle révèle encore aujourd’hui dans ses larmes, ses cheveux et ses  parfums. 

Fig14 : Jean-Pierre Pincemin, Marie Madeleine nourrie par la musique des anges, technique mixte sur toile, 210 x 160 cm, 2004 © Laurent Lecat, livre p. 260*

 

Isabelle Renaud-Chamska

Notes

* Toutes les images présentées dans cet article sont consultables (sauf figure 4) dans l’ouvrage suivant : Isabelle Renaud-Chamska : Marie Madeleine en tous ses états, typologie d’une figure dans les arts et les  lettres (IVe-XXIesiècles), Cerf, 2008.

Une conférence est prévue le 28 avril 2025 de 19h 30 à 21h 30 : « Marie Madeleine au risque de  l’Évangile », au Forum 104, 104 rue de Vaugirard 75006 Paris. Participation possible en visio-conférence

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