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Il était une fois David Claerbout. (2/2)

La lumière solaire éclabousse la partie interrompue, les ombres indiquent un délai, postérieur ou antérieur à midi. Elles unifient les divers éléments : personnages, mouettes, bâtiments, clôture grillagée… À travers la succession des images, ombres et lumière structurent l’espace et affirment l’immobilité du temps. David Claerbout a fréquemment jeté son dévolu sur le jeu des ombres et de la lumière pour faire sentir la durée et découper l’espace représenté en le situant dans l’histoire par des bâtiments modernistes, généralement de la seconde moitié du XXème siècle. Au point de transformer parfois le fond en figure, et la lumière en sujet.
Publié le 01 juillet 2016

Découvrez en cliquant sur ce lien la première partie de ce portrait d’artiste consacré à David Claerbout

David Claerbout, Vietnam 1967 Near Duc Pho (reconstruction after Hiromishi Mine) (photo du site de la galerie Micheline Szwajcer) ©DAVID CLAERBOUT
6. Ombres et lumière.

VIETNAM 1967, NEAR DUC PHO (reconstruction after Hiromishi Mine) (12) juxtapose un avion de chasse immobilisé dans son explosion en plein vol et les ombres qui défilent sur le paysage. THE STACK (13) et REFLECTING SUNSET (14) enregistrent le déplacement du soleil soit sous un pont d’autoroute pour révéler la présence obscure d’un SDF, soit dans son reflet sur une porte fenêtre. SHADOW PIECE (15). immobilise les ombres projetées tandis que le superbe LONG GOODBYE (16), les accélère sur la maison devant laquelle la caméra contemple en s’éloignant le geste ralenti d’un traditionnel au-revoir de la main. 

David Claerbout 2007 Long Goodbye projection vidéo couleur muet 12  (photo in situ MB MAMCO) ©DAVID CLAERBOUT

Si on rajoute SUNRISE (17), plusieurs titres pourraient suffire à indiquer la préoccupation de l’artiste. D’une part pour les ombres et la lumière, d’autre part l’ajout de dates dans les titres suggère parfois l’insertion de cette durée dans l’histoire. HIGHWAY WRECK (18) affirme la présence simultanée d’une autoroute contemporaine et d’une scène située au cours de la seconde guerre mondiale. L’intime saveur du temps qui passe n’échappe guère aux mouvements des sociétés et des peuples. Autres lumières et autres ombres.

David Claerbout 2000 st (Carl  Julie) projection vidéo nb interactif muet (photo in situ MB Le Plateau) ©DAVID CLAERBOUT
7. Le temps éprouvé.

Je crois observer une photo en noir et blanc très banale : un homme de face et une jeune fille de dos devant lui, à la terrasse d’une maison moderniste qu’un franc soleil extrait d’une ombre noire. Quand, à mon entrée, la photo s’anime : la petite fille se retourne et me regarde !

Éprouver quelque chose c’est à la fois ressentir et malmener, mettre à l’épreuve. Le travail de David Claerbout éprouve et donne à éprouver la saveur du temps.

On admirait déjà l’art de Marc-Antoine Mathieu qui déploie TROIS SECONDES en une bande-dessinée de 600 cases. (19) Douglas Gordon avait déjà ralenti Psychose, le film de Hitchcock, en l’étirant sur vingt-quatre heures (24 HOUR PSYCHO, 1993). Au rythme de deux images par seconde, chaque moment du film sollicitait une nouvelle attention au moindre détail. THE ALGIER’S SECTIONS OF A HAPPY MOMENT raconte, elle, l’histoire d’un seul instant en plus de deux cents photographies. La fragmentation narrative de cet instant de grâce me gratifie d’ubiquité et offre une sorte de panorama temporel. En démultipliant mon point de vue, la projection me rend omniscient, pourvu des deux faces d’une telle « force » : obscure, c’est la tyrannique puissance d’un Big Brother (20) ; lumineuse, et c’est la béatitude de la vision céleste symbolisée par le paon aux ailes ocellées, l’animal aux cent yeux, proche de l’arbre de Vie.

Hiver 2004-2005, pour sa première exposition au Plateau, « Ralentir vite », Caroline Bourgeois rassemble des œuvres de la collection du FRAC Ile-de-France rarement montrées. Elle induit ainsi une réflexion sur les temps du regard. Avec s.t (CARL & JULIE) (21) je découvre le travail de David Claerbout. Première rencontre marquante. Je crois observer une photo en noir et blanc très banale : un homme de face et une jeune fille de dos devant lui, à la terrasse d’une maison moderniste qu’un franc soleil extrait d’une ombre noire. Quand, à mon entrée, la photo s’anime : la petite fille se retourne et me regarde ! 

David Claerbout 2013 Highway wreck projection vidéo animation SD nb muet 15′  (photo in situ MB MAMCO)

Certaines photographies animées par David Claerbout ne durent que quelques secondes. La discrétion du mouvement échappera au visiteur pressé. Dès 1997, à ceux qui ne se contentent pas de « jeter un œil », une ancienne photographie d’arbre et celle d’une statue de tombe se révèlent animées d’un souffle de vent, d’un souffle de vie. ANGEL (22), et RUURLO BOCURLOSCHEWEG 1910 (23) n’émeuvent que les attentifs.

Je découvrirai plus tard que David Claerbout a déjà manifesté l’étirement d’une autre durée, celle de la vision, en exposant des photographies très sombres en caissons lumineux dans des espaces obscurs : VENICE LIGHTBOXES (24), ce qui requiert une longue accommodation. Il a poussé l’expérience dans une installation en ajoutant à un portrait de jeune femme dont la chevelure réagit au vent, un invisible ventilateur dont le spectateur éprouve le souffle : Study for a portrait (Violetta) (25). L’expérience sensible d’une œuvre d’art exige de venir à l’œuvre avec son corps et donc avec son temps propre. Pour un corps à corps nécessaire à l’existence de l’image qui met en jeu ma durée limitée de mortel et les conditions de ma perception.

Des amis m’interrogent parfois sur leur difficulté à s’arrêter devant des vidéos dans une exposition où de nombreuses œuvres sollicitent du temps d’observation, ce temps éprouvé que Bergson nomme « la durée ». Le temps qu’ils consacrent aux œuvres d’une exposition (je ne parle donc pas de la lecture des commentaires inscrits au mur ni de l’écoute d’un audio-guide) ne prévoit rarement, à leur insu, plus de trois minutes pour chacune. Or, c’est justement ce temps de compagnonnage que David Claerbout travaille.

Après la discrétion des brèves animations, vient la provocation de pièces démesurées. BORDEAUX PIECE en 2004, dure treize heures quarante-trois minutes. Et le cartel d’Olympia (The real time disintegration into ruins of the Berlin Olympic stadium over the course of a thousand years, 2016) annonce « durée 1000 ans » ! Ce ne sont que des indices : la durée de ma rencontre avec l’œuvre participe de l’œuvre et c’est elle qui importe, non sa durée théorique dont je ne puis faire l’expérience.

8. L’image de l’invisible.

Alors, quoi ? D’où vient cet étrange pouvoir ? Serait-ce un charme maléfique ? Empressons-nous de faire une croix sur l’illusion. Le malaise éprouvé s’en charge déjà, comme le doute participe de la foi vivante. Accueillir la fable comme vecteur de vérité et approfondir l’expérience dans sa dimension initiatique de parabole requièrent une implacable rigueur. Les œuvres de Jésus, paradigme de notre comportement en compagnie de telles œuvres, ne manifestent leur vérité qu’à travers la Croix.

Mais simultanément, je décèle dans ce récit, l’allégorie d’une aspiration à la liberté, l’emblème d’un désir de contact entre deux petits peuples symboliques, l’un féminin l’autre masculin, l’un sauvage mais pas trop, l’autre civilisé mais pas trop, l’un descendu des hauteurs célestes, l’autre élevé au-dessus de la ville. Comme la rencontre entre le libre essor et une clôture percée, l’éternité et l’histoire, le ciel et la terre. Tiens, j’ai l’impression de parler d’une Annonciation, autrement dit, de la conception de l’Image de l’invisible (cf. Col.1,15). Toute une tradition iconographique multiséculaires représente l’ange du Seigneur envoyé à l’humanité, ainsi que l’Esprit Saint, pourvus d’ailes. Et la Vierge Marie comme la Nouvelle Eve « comblée de grâce », « bénie entre toutes les femmes » figure l’humanité dans sa fine pointe de perfection.

Ce que la perspective à point de fuite central offrait à partir de la Renaissance, la pointe contemporaine des arts visuels – bien représentée par David Claerbout – l’offrirait à notre monde en mutation. Non pas face à l’image mais avec elle et en elle autant qu’elle est en moi. Intériorité extérieure intégrée au phénomène qui ouvre un espace à la pensée.

Quand l’art contemporain assume ainsi l’essentiel par-delà de nécessaires ruptures, il est grand. Car cet artifice est par excellence celui de toute l’histoire des images occidentales, de l’art éternellement contemporain. A travers ces quelques aspects d’une œuvre riche d’autres facettes, on n’a rien à démontrer ni rien à vendre. Simplement rendre compte de la puissance et de la fécondité de certaines œuvres d’art pour la foi en Jésus-Christ. Sur le mode du réveil, de l’intériorisation à l’élargissement poétique, proposé à toute sensibilité.

Vite dit ? Éprouvez-le.

Michel Brière


 

David Claerbout né en 1969 à Courtrais, Belgique, vit et travaille à Bruxelles. Il est représenté par les galeries Hauser & Wirth à  Zürich, Suisse; Micheline Szwajcer à Anvers, Belgique et Der Künstler à Munich, Allemagne.


 

12. 2001, projection vidéo, couleur, muet, 3’ en boucle.
13. 2002, projection vidéo, couleur, muet. 36’.
14. 2003, projection vidéo, noir & blanc, muet, 38’ boucle
15. 2005, projection vidéo, noir & blanc, son stéréo, 30’19.
16. 2007, projection vidéo, couleur, muet, 12’
17. 2009, projection vidéo, couleur, son stéréo, 18’.
18. 2013, projection vidéo, animation SD, noir & blanc, muet,15′ en boucle.
19. Marc-Antoine Mathieu, 3’’, Delcourt, 2011.
20. Allusion au célèbre roman de George Orwell, 1984, où la figure inquiétante de Big Brother, symbole de l’oppression, permet de dénoncer la tyrannie des idéologies et autres systèmes.
21. 2000, projection vidéo interactive, noir & blanc, muet.
22. 1997, projection vidéo, noir & blanc, muet, 10’ en boucle.
23. 1997, projection vidéo, noir & blanc, muet, 10’ en boucle.
24. 2002, 4 Cibachromes translucides, noir & blanc.
25. 2001, rétro- projection vidéo, noir & blanc, muet, ventilateur, 16’’ en boucle.

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