Le magasin Charbonnel, voici un lieu où s’arrêter, que l’on soit ou non artiste ! Jusqu’à la fin décembre 2024, cette vénérable boutique de fournitures pour la gravure et la peinture, ouvre ses espaces extérieurs et intérieurs, à une conversation artistique « quadrangulaire ». Quatre comme les quatre côtés du carré, symbole du terrestre dans l’architecture et les images médiévales. Car ils sont quatre dans cette exposition : Jérôme Rasto, peintre, et Corinne Lepeytre, graveur, deux artistes invités à rendre hommage à Notre-Dame de Paris (le troisième côté du carré). Leurs œuvres portent les images de la cathédrale, qui leur fait face, et dont le chantier de rénovation s’achève. Et puis, quatrième élément de cette conversation, les flâneurs que nous sommes, passent dans ce beau quartier du cinquième arrondissement de Paris.
Depuis 1862, la boutique Charbonnel (du nom de son fondateur François Charbonnel, un chimiste) fournit aux artistes-graveurs des encres d’exception et tout le matériel nécessaire à l’estampe. Cette activité s’est, depuis, étendue à d’autres matériaux, comme les peintures Lefranc Bourgeois.
Pour rejoindre la boutique, au 13 Quai Montebello (75005), le mieux est de marcher un peu, en traversant le quartier Latin, avec ses rues piétonnes alentours de Saint-Séverin, en prenant la minuscule rue du Chat-qui-pèche, puis en longeant les quais, bordés des boutiques des bouquinistes. Une visite à faire, si possible, en flânant, c’est-à-dire sans autre but que de suivre ses rêveries de promeneur (que l’on soit « solitaire » ou non…)
Des artistes flâneurs
Au moment où se fondait cette boutique, Charles Baudelaire promenait déjà celui qu’il désignait comme « l’artiste » dans les rues de Paris, à la recherche de la poétique de la promenade : « observateur, flâneur, philosophe, appelez-le comme vous voudrez » écrivait-il*. Et, plus près de nous, Jacques Villeglé, grand arpenteur des rues parisiennes, affirmait que « la vie d’un artiste doit commencer par la flânerie » **. Ce dont sont persuadés, Corinne Lepeytre et Jérôme Rasto, résidant et travaillant tous deux à Paris. Ils nous invitent à les suivre.
Notre-Dame-de-Paris en tous ses états artistiques
Jérôme Rasto n’aime pas beaucoup l’étiquette de « Street artist » qui lui est souvent, confortablement, accolée. Certes il travaille dans la rue, comme ici sur le verre des vitrines de Charbonnel, mais, il l’explique lui-même, il peint d’abord pour entrer en dialogue. Et quel meilleur lieu que la rue pour discuter avec les gens ? Et puis, quand elle est achevée, l’œuvre continue ainsi son chemin.
Jérôme travaille à la peinture vinylique « Flashe », développée dès 1954 par Lefranc Bourgeois. Mate et couvrante, elle est utilisée par les décorateurs de théâtre et les artistes. C’est pour lui un « héritage » de son père qui l’utilisait pour ses décors peints, ce qui le faisait rêver enfant. « Plus proche de la tempera que la gouache, plus précieux que l’acrylique, aussi lumineux que l’aquarelle » selon ses dires.
Il retrouve, par ce médium, l’aspect des peintures médiévales, fresques et enluminures, qu’il aime tant, et qui sont un fort sujet d’inspiration pour lui. Il s’est fondé sur les images de la rose ouest de Notre-Dame de Paris, qui présente les douze signes du zodiaque avec les images des « travaux des mois. »
Comme les artistes-Ymagiers médiévaux qui l’ont inspiré, Jérôme utilise un langage codé, chaque forme a un sens. Vous pourrez partir à la recherche des signes portés par ses images. Ainsi le fil à plomb de l’architecte, le maître de tous les savoir-faire qui ont œuvré à la cathédrale, ne nous invite t’il pas à tenir debout – d’aplomb ? La balance, signe astrologique, qui correspond à la période de réalisation de ces peintures, nous invite à rechercher le point d’’équilibre. Celui de Jérôme se situe entre le passé et le présent, la mémoire du passé et la création au présent.
Faisant face à la vitrine de Charbonnel, de l’autre côté de la Seine, nous sommes interpellés par un « savoir-faire d’exception ». Ils nous présentent les travailleurs, qui ont œuvré à la restauration de Notre-Dame, mis à l’honneur sur de grands panneaux qui en masquent le chantier.
Notre-Dame sur le zinc
Corinne Lepeytre, graveur, est aussi un « piéton de Paris », son lieu est le paysage urbain dont elle capte l’énergie en mouvement, tout comme Jérôme Rasto.
Elle utilise la technique de gravure-en taille douce- appelée « aquatinte », ou « grain de résine » (du colophane en poudre). La résine est fondue, elle accroche alors sur la plaque de métal, (du zinc pour Corinne), qui va subir la morsure de l’acide. Les espaces entre les grains sont creusés. La plaque sera ainsi « grenée », parsemée de petits points de métal -là où la résine l’a protégée- ce qui, à l’impression, va créer des nuances en points minuscules, des effets nuageux. C’est une technique de peintre qui permet de grands aplats. Goya, (Francisco José de Goya y Lucientes, 1746-1828) peintre-graveur, espagnol, l’a beaucoup utilisée, en la combinant à l’eau-forte. Comme ce maître, Corinne en fait des tirages monochromes, à l’encre noire sur papier chiffon, ce qui leur donne une grande puissance d’expression.
Le titre de son exposition, comme la matière des matrices de ses gravures (des plaques de Zinc), font un petit clin d’œil au zinc des toits bien parisiens et peut-être aussi aux comptoirs des cafés autant prisés par les touristes que par les habitants de Paris.
Corinne crée des séries thématiques autour de détails architecturaux de Notre-Dame, comme les rosaces, les arcs-boutants et les gargouilles. Elle saisit également les traces des travaux de rénovation, comme « ces incroyables grues qui ont permis la renaissance de la cathédrale», dit-elle. Elle nous propose une suite quasi-documentaire, tout en y inscrivant sa propre vision, née de ses rêves et ses observations. Ce voyage entre le passé et le présent est enrichi par la puissance des tirages, par les rythmes des blancs, gris et noirs, fortement contrastés, qui vont au-delà d’une simple figuration documentaire.
Pour un amoureux de Paris, ses images trouvent un échos dans le travail d’Eugène Atget, photographe, grand arpenteur des rues de la capitale (de 1890 à 1927). Documentant ce qui reste de sa ville après les travaux du Second Empire, il est l’auteur de plus de 3000 clichés en noir et blanc.
Le courage dans les ruines, l’espoir jusqu’à l’espérance et la lumière.
Dialoguant avec ses peintures sur verre, et les gravures puissantes de Corinne, une toile de Jérôme est présentée sur la vitrine de côté. Elle a pour titre «Thunderstruck », ce qui signifie littéralement être « foudroyé, abasourdi ». La lumière, les harmonies fluorescentes, mêlées aux tons acidulés nous emmènent au-delà du titre éponyme du groupe de Rock, ACDC. Peut-on y voir une référence aux œuvres de la « pop culture » ? La lumière structure l’espace. Des éclairs, relient, ici, des maison-jouets, comme les réseaux sociaux relient les individus à la vitesse de l’éclair, ou comme l’influx nerveux relie les neurones, et permet la pensée. Là aussi, comme dans les œuvres de Corinne, le passé se dit au présent, le Moyen Age dans la puissance germinative du végétal, et le tranchant de l’épée.
Epée brandie qui, pour Jérôme, évoque le courage, le non-renoncement face à ce qui pourrait sembler être une fatalité, comme la catastrophe, qui a frappé la cathédrale de Paris. Une amie artiste a vu dans la main recourbée du guerrier, comme une évocation d’un oiseau blanc, une colombe de lumière, prête à prendre son envol, le symbole du salut dans le récit de l’arche de Noé, (Gn 8) … la Bible n’est jamais bien loin.
Nos remerciement reviennent de droit aux artistes : Corinne, Lepeytre et Jérôme Rasto ; pour les établissements Charbonnel : à Marie Vincent et Clémence Blanc (Colart).
*Notes « Le Peintre de la vie moderne », Le Figaro, 1863, Paris, Fayard, coll. « la petite collection », 2010.
** Jacques Villeglé, Catalogue d’exposition, Centre Pompidou, 17 septembre 2008-5 janvier 2009, citation de La traversée Urbi & Orbi, Luna Park Transédition, 2005, et des vidéos du film Jacques Villeglé. La Comédie Urbaine, entretien de Jacques Villeglé avec Sophie Duplaix, commissaire de l’exposition.