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Rodney Graham « You should be an artist ».

Il y a des œuvres d’art qui marquent profondément. Certaines demeurent inoubliables. Non seulement avec la saveur de la première rencontre et la nostalgie de l’émotion éprouvée, mais avec la vivacité d’une énigme irrésolue qui continue d’interpeler. Cette vivifiante et récurrente interpellation caractérise à mes yeux le contemporain de l’art. Comprenons-nous bien : à partir du moment où nous pensons l’art comme une relation - mieux « une rencontre » - entre la puissance artistique d’une œuvre et l’intelligence-du-cœur de sa réception, chaque nouvelle expérience met en mouvement, émeut, une réflexion neuve : l’émotion de la pensée propre à l’art. Il arrive même que la seule évocation intérieure éveille ce don précieux de l’art.
Publié le 01 décembre 2017

Dans cette grâce nous discernons parfois avec reconnaissance l’œuvre de l’Esprit Saint.

« Rheinmetall-Victoria 8 »

Découverte à la biennale de Lyon en 2003 et revue quelques années plus tard au Jeu de Paume et au Centre Pompidou, l’œuvre porte le nom d’un projecteur de cinéma et d’une machine à écrire. Elle est signée Rodney Graham.

Il s’agit d’un film 35 mm, silencieux projeté en boucle dans une salle blanche. Mais si le film est silencieux, datant des années 60, le projecteur Victoria 8, lui, ronronne comme une mécanique enrhumée. Projecteur et boucleur posés sur un socle font penser à une sculpture mais leur fonctionnement les constitue en installation. Les images projetées représentent une machine à écrire allemande plus ancienne encore. Même si le cartel nous apprend que le film est en couleur, l’objet probablement en bakélite et métal noirs ne permet pas de s’en apercevoir. De très gros plans détaillent les touches et différents aspects de la machine. Peu à peu la neige tombe jusqu’à la recouvrir totalement. On comprendra qu’il s’agit d’une mise en scène de studio. Ainsi l’œuvre met en scène un processus tenue habituellement caché qui met en scène lui-même une fiction improbable : une machine à écrire peu à peu recouverte de neige.

« Je voulais que les deux objets industriels, deux technologies “obsolètes”, s’adressent l’un à l’autre à travers l’espace qui les sépare » dit l’artiste. Mais si cette mise en scène de mise en scène savoure la mélancolie attachée aux objets du passé, elle fonctionne aussi comme une « image » de notre faculté d’imaginer, de produire des images. Et pourquoi pas de percevoir une œuvre d’art : devant, en même temps que je la reçois, je projette. Et le noir nécessaire à l’écriture, comme le sens, se dissout et disparaît.

Avouez que pour une œuvre d’art c’est une belle performance que de susciter avec émotion autant de pistes de réflexion. Des sortilèges de l’obsolescence que programme l’idolâtrie du marché aux phénomènes de projection subjective en art comme en science, en passant par les services que la fiction rend à la vérité. Et si le blanc silence de la neige abolissait tendrement le noir de l’écriture volubile ?! « Trop beau » dirait mes étudiants.

Il était une fois l’artiste.

Alors vous comprendrez que lorsque Rodney Graham bénéficie d’une exposition monographique en France, ça vaille la peine de faire un détour au centre d’art Le Consortium à Dijon. Une douzaine d’années après, je retrouve cette émulsion d’intelligence et de charme avec un élément nouveau dans le jeu des mises en abyme : l’artiste lui-même. Son exposition You should be an artist se savoure plus que jamais comme une inextricable intrigue.

Je me suis arrêté longuement sur de grandes photographies présentées en caissons lumineux, caractéristiques de son travail. Chacune raconte une petite histoire à l’échelle 1 autour de l’artiste ou plutôt de la figure de l’artiste : l’artiste tel que se le figurent ceux qui prononcent cette phrase : « tu devrais être artiste ».

Rodney Graham, Artist in Artist Bar, 2016

La lumière qui éclaire en transparence ces photographies les apparente aux images de nos écrans numériques. L’analogie s’accroît lorsqu’on remarque la très haute définition de ces images narratives. La précision des contours rappelle la quantité phénoménale de pixels que permettent désormais « les appareils à images » et la HD revendiquée par des nécessités commerciales. La consommation d’images (comme celle du pop-corn) craint le flou, l’imprécis, l’ambigu. Discrète victoire des lignes, du dessin et des définitions sur les couleurs, la chair et les évocations. De l’explicite sur l’implicite.

Rodney Graham, Actor/Director, 1954, 2013

Il faut du temps pour identifier l’origine du malaise éprouvé devant les images de Rodney Graham.  Leur netteté irréelle invite à ausculter le moindre élément. A chercher le sens littéral. Leur périphérie est traitée avec autant de précision et d’intensité que les personnages centraux. Je peux détailler les petits et médiocres tableaux accrochés au mur du bar (2016, Artist in an artist bar 1950’s) aussi bien que lire l’étiquette collée sur une volumineuse camera (2013, Actor/Director 1954). Invitation à explorer cette tarte à la crème indigeste de quelques commentateurs d’art : « lire les images. » Le fantasme de pouvoir décoder une œuvre comme la somme de ses éléments à la manière de la somme des mots d’une phrase ignore béatement les flux et l’énergie « entre. » Entre les éléments représentés, entre les niveaux de réalité internes et entre l’œuvre et le récepteur. Rodney Graham provoque cette réflexion en présentant plusieurs fois à côté de ses photos des éléments représentés, maquette de phare, peinture abstraite, sculptures.

Gardien de phare.

Le diptyque, Lighthouse keeper with lighthouse model de 2016 évoque avec malice la solitude de l’artiste – Rodney Graham lui-même – sous la figure d’un gardien de phare, vieux célibataire monomaniaque.

Rodney Graham, Lighthouse Keeper with Lighthouse Model, 1955, 2010

Rien ne nous échappe de sa petite cuisine-salle de séjour, le plan de représentation occupe la cloison manquante sans parallélisme avec le mur du fond. Du sol au plafond, entre les trois parois latérales, la lumière provient d’une ampoule nue et d’un sobre lampadaire. Un réveil indique bientôt 21h – et non 9h puisque la petite fenêtre à guillotine ouvre sur la nuit. Pour lutter contre l’humidité ambiante il a étalé ses pieds devant le four allumé de sa cuisinière à bois. Il vient de poser le bras de son électrophone sur un 33 tours. Et confortablement installé, uniforme sur une chaise à ses côtés, tasse de thé par terre au pied de son fauteuil, il lit. Probablement un livre sur les phares. Une paire de chaussettes sèche, suspendue non loin d’une bouilloire fumante. Sa petite table est encombrée : des pots, godets, flacons de couleurs, des pinceaux et la maquette de phare.

Cette méticuleuse mise en scène pour l’objectif et pour mon regard réclame une description exhaustive, couleur de lambris, caisse de bois à brûler, maigres plantes dans des boîtes de conserve (?), moulin à café et ustensiles de cuisine, livre à couverture exotique par terre et adossé à la cloison… Il y a deux tasses à café, dépareillées, et une chaise prête à accueillir un visiteur. Lighthouse keeper with lighthouse model nous raconte un quotidien sans intérêt, dans un décor « vintage » qu’on peut situer dans la deuxième moitié du XX° siècle. Médiocre apparence, mais pour une mission non seulement essentielle mais hautement symbolique : gardien de phare !

 

Rodney Graham, The Gifted Amateur, Nov 10th, 1962, 2007

Rodney Graham, Pipe Cleaner Artist, Amalfi, ‘61′, 2013

A l’unisson d’autres représentations, la figure de l’artiste paraît assez triviale, dénuée de toute aura romantique. En 2007, The Gifted Amateur, Nov.10th 1962, triptyque de caissons lumineux, fait de l’artiste un riche bourgeois qui fabrique de larges dripings dans son salon moderniste. (10) Plusieurs de ces tableaux ornent les murs de la salle d’exposition autour d’une installation qui permet de faire tourner cinq tableaux abstraits longilignes : 2015, Rotating Stand (Red Blue Yellow Green Orange). En 2013, ambiance de pays méditerranéen, intérieur spacieux proche d’un loft, Pipe Cleaner Artist, Amalfi 61 autre caisson lumineux en diptyque présente l’artiste en situation nettement plus enviable.

 

Vue de l’exposition de Rodney Graham, « You Should Be an Artist » Le Consortium, Dijon, 2016-2017

Cependant toujours monomaniaque : cette fois il sculpte par assemblage de cure-pipes blancs. Et la salle d’exposition présente un certain nombre de ces petites sculptures non dénuées de qualités. Si la dérision était totale, le message univoque, le propos se ferait moralisateur. Alors que mon aptitude à l’expérience esthétique, mes repères culturels et mon goût achoppent sur l’expérience proposée où la représentation joue le rôle, sinon central au moins, premier.

VUE DE L’EXPOSITION DE RODNEY GRAHAM, « YOU SHOULD BE AN ARTIST » LE CONSORTIUM, DIJON, 2016-2017
L’art, où ? Quand ? Comment ?

Au Consortium, plusieurs facettes du travail de l’artiste apparaissent. À travers divers médiums, Rodney Graham met en synergie culture populaire, littérature, sciences, médias, histoire de l’art et philosophie.

Les titres indiquent souvent une date ou une époque : « Actor/Director, 1954 », « The Gifted Amateur, Nov.10th 1962 », « Artist in an Artist Bar 1950’s », « Pipe Cleaner Artist, Amalfi 61 », etc. L’époque du modernisme et des avant-gardes, de la trop proclamée « mort de la peinture » et des abstractions, avant que les attitudes ne deviennent forme (1). 

S’est-il entendu dire : « vous devriez être artiste » ? La présence de la maquette, des peintures et des sculptures à côté des caissons lumineux, transforme la totalité de l’exposition et de ma visite en une réflexion non seulement sur l’artiste, mais sur l’art. L’art en tant que tel. La dérision des œuvres exposées dans notre propre espace de spectateur, semble projeter la question jusqu’à chacun de nous. Assortis d’autres que, peut-être, nous n’osons plus nous poser. Comment une maquette devient-elle une œuvre d’art ? Comment peut-on devenir artiste ? Quelle « nécessité intérieure » pousse à fabriquer de l’inutile ? S’agit-il de maîtriser ce qui vous maîtrise ? De donner sens à la vanité du monde ou d’exalter l’insignifiant ?

En déplaçant nos repères sur au moins trois niveaux, celui de la représentation, celui de la perception de l’œuvre et celui de la globalité d’une exposition, Rodney Graham invite à éprouver ces questions et pas seulement à les énoncer. Il s’agit moins de décortiquer anachronismes, mises en abyme et artifices que de les expérimenter pour sans cesse initier notre participation au phénomène « art. » « Et vous, que dites-vous ? Pour vous qui suis-je ? » nous interroge l’art de Rodney Graham. Le sérieux de notre implication et l’humour de l’artiste sont salutaires. Sans se payer de mots ni d’emphase ils font passer de l’énigme au mystère de cette grâce particulière qu’est l’art authentique.

Michel Brière, Aumônier des Beaux-arts, au service du Monde de l’art

Suivez les pérégrinations artistiques du P.Brière sur L’Âme de l’art

1. Evocation du titre de l’exposition intitulée « When attitudes becomes form : live in your head » à la Kunsthalle de Bern en 1969 et devenue l’acte de naissance mythique de l’art contemporain. Au point de la remonter, tant bien que mal, à la Biennale de Venise en 2013.

Photographies :  André Morin © Le Consortium

Rodney Graham est né en 1949 à Vancouver où il vit et travaille. Son œuvre protéiforme interroge la frontière énigmatique entre fiction et réalité. Photographies, films, vidéos, maquettes, partitions musicales, s’intéressent, avec humour, aux structures narratives figées. L’écriture, par des pages de journaux ou des livres, s’absente rarement de son travail. Souvent acteur de son œuvre, il interroge la représentation de soi, de l’artiste et de toute posture face à ses réalisations. Issu d’un groupe d’artistes conceptuels de Vancouver dans les années 70, son travail est riche de références – et de mises en abîme.

Graham qualifie son travail « d’annexation », en recréant des œuvres existantes ou en réutilisant de multiples textes. Après avoir étudié la littérature à l’University of British Columbia de Vancouver de 1968 à 1971, il a notamment rédigé des passages supplémentaires à des écrits d’Edgar Allan Pœ, réutilisé des sculptures de Donald Judd, emprunté des mesures de Wagner. Il a représenté le Canada à la biennale de Venise en 1997, et à la documenta IX de Cassel en 1992. Sa dernière grande exposition en France datait de 2009 au Jeu de Paume aux côtés d’Harun Farocki.


Informations pratiques

Exposition RODNEY GRAHAM « You should be an artist »

Jusqu’au 19 février 2017 au Contortium de Dijon
37 rue de Longvic – 21000 Dijon
Plan d’accès, horaires, tarifs : leconsortium.fr/informations-contacts

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