[Série d’été 3/4] Chemin de Croix, église Sainte-Cécile de Boulogne-Billancourt (92)

[Un mardi sur deux, Aude Viot Coster nous entraîne dans une lecture poétique d'une œuvre contemporaine d'art sacré grâce à une mise en mots, ouvrant notre esprit à un dialogue nouveau.] Une plaque d’un bleu sombre, nuit. Un arrière-plan en arrière-fond. Absence de repères entre terre et ciel. Profondeur abyssale pour seul horizon.
Publié le 13 août 2024

Extrait de la réception faite auprès de l’œuvre.

Aude carré (peintre) et Agathe Stefani (peintre sculpteur), Chemin de Croix, 2ème station, 2016, Acrylique sur plaque d’aluminium et sculpture de fil d’acier, église Ste Cécile de Boulogne-Billancourt (92) © Aude Viot Coster

De légères éclaircies en ouverture en haut à droite et au niveau des corps, offrent une progression spatiale, un lien, une direction, une perspective dans un temps et un lieu, indéfinis.

Un fil d’acier sculpté, soudé, arrimé latéralement vient se nicher par derrière la plaque.

De cet assemblage superposé naît un tracé obscur en ombre portée prenant son autonomie. L’éclairage extérieur, dans un coup de projecteur tout en finesse, dans l’étroitesse d’un tracé noir, laisse la part belle à l’insondable dans l’ouvert.

Hospitalité cosmique pour récit en cours d’accomplissement. Scène en élévation comblée d’infini.

Rien n’enferme, tout demeure ouvert. Le jugement n’est pas de mise ici. La projection d’immensité nous ouvre en intériorité, à l’intime. En miroir.

Deux corps d’un seul tenant. Un fil unique à trois entrées ouvertes. Un fer (faire) pour un dire. Contours des corps fixés, aériens, épousant l’inépousable, la surface sans aucun contact, le temps d’un écart.

Arrêt « sur image » nous conduisant au-delà du visible.

Un être-là flottant dans la forme comme dans le fond.

Scène ancrée, offerte en méditation ouverte sur fond d’infini. Instant gravé, sans encre.
Le récit continue à s’écrire, autrement, offrant son interprétation renouvelée. Intemporel.

Seuls l’auréole et le rapprochement physique nous introduisent dans la narration, véritablement. Amorce sans accroche, ce fil donne à voir sans que nous puissions nous y raccrocher plus que de raison. Le quasi-anonymat, l’absence des visages et des expressions, de détails nous conduisent droit à l’essentiel tout en nous plongeant dans un abîme de pensées. Un creux interpellant le plein. Évidence nébuleuse. Présence en absence. Intérieur extériorisé.

C’est l’Être tout entier, son agir qui est projeté dans l’immensité.
Pleins feux sur la part de l’ombre évidée, déployée, colorée, mitigée.

Éclairage pour mise en abîme.
Impression pour méditation.
Tracé sans révélation.

Les ténèbres présentes en arrière-fond n’enveloppent pas l’agir mais avertissent dans leur être-là. Préfigurant, le sombre « à-venir ». Un ciel plus vaste que la seule scène.

Aude carré (peintre) et Agathe Stefani (peintre sculpteur), Chemin de Croix, 2ème station, 2016, Acrylique sur plaque d’aluminium et sculpture de fil d’acier, église Ste Cécile de Boulogne-Billancourt (92) © Aude Viot Coster

Station donc, appelant la précédente comme la suivante.
Chemin de Croix pour chemin de Vie où chaque étape nous introduit en profondeur, en épaisseur impalpable. Le temps d’un passage pour un cheminement sans fin.
Affaire à suivre.

Chemin qui nous entraîne toujours plus loin. Au cœur du récit, une invitation à prendre de la distance, par et dans cet infini en arrière-plan et par la scène, détachée, reliée, portée jusqu’à son ombre creuse, en vérité. Contours d’un agir laissant passer la lumière, donnant « à voir » la profondeur. Légèreté et pesanteur en tension. Révélation pour voilement continu.

L’heure est grave. L’opacité du ciel nous plonge dans les abîmes de l’humanité.
« Veilleur, où en est la nuit ? » Is 21,11.

Deux figures humaines accolées. L’auréole de l’un est en ouverture, en accueil, en dialogue vers l’autre tête. Autre, allant à son encontre, le frôlant, l’effleurant à peine. Un rapprochement sans effusion, sans ex-pression. Absence des membres. Proximité rigide, froide. Ils se côtoient mais de rencontre ? Le bas des corps, les tuniques évoquées, renforce l’impression de flottement. Le trait vertical du vêtement les rassemble, les unit tout autant qu’il les délimite, les sé-pare.

Trait d’union en rupture.
Verticale qui ne faillira pas : « Ô Christ, tu t’avances vers ta Passion, volontaire1 ».

L’ombre du Christ dépasse le cadre. Dans ce « détail » se jouent des interprétations possibles : comment signifier l’insaisissabilité ? qu’avons-nous à réenvisager dans nos existences en cet instant de contemplation proche et distante ? jusqu’où va l’intention de l’artiste ? Même la matière, au sein de la contrainte, de sa nature contrariée s’affirme, s’ajuste. Justesse im-prévue ? Un hors-champ comme une invitation à prendre du large, à s’extraire, nous aussi, du cadre, d’un cadre dont, peut-être, plus rien ne nous surprend.

Voir en faisant un léger pas de côté, littéralement. Un détail où tout vacille.

Aude carré (peintre) et Agathe Stefani (peintre sculpteur), Chemin de Croix, 2ème station, 2016, Acrylique sur plaque d’aluminium et sculpture de fil d’acier, église Ste Cécile de Boulogne-Billancourt (92) © Aude Viot Coster

Notre vision et notre compréhension sont et seront toujours en-deçà.

Il est cet autre, l’Autre, le Tout-Autre. Entré dans notre humanité, il reste maître du temps et de l’espace. Celui qui nous échappe tout en nous attirant à lui, toujours plus. Insaisissable.

Fil d’acier conducteur, ininterrompu, dans le plein comme dans le vide. Décharge intenable.

Dans leurs dénuements, le sculpté et le fond céleste se risquent à l’impossible, à l’invisible, à l’intangible, à l’inaudible, à l’indicible. Vertige.

Sur le point d’être livré ; Il EST.
Vrai Homme et vrai Dieu.
Mystère porté à l’infini.

L’auréole en ouverture se montre accueillante, hospitalière, comme en instance d’apparition : cela se fait, c’est « en œuvre », se faisant. Le fil est en suspens, interrompu comme hésitant face à l’irréparable (?) du geste à venir. Un entre-deux où tout semble encore possible dans un sens comme dans l’autre.

Accomplissement des Écritures et inédit. L’inouï de son Incarnation, entrelacé avec le mystère de nos existences, dans nos existences, notre liberté, notre jeu (un va-et-vient) au sein de cet accomplissement à l’œuvre.

La véritable nature du Christ est reconnue y compris dans l’aveuglement, la folie du geste de Judas. Un baiser comme une blessure vive, à vif, sans trace apparente ? Trahison de l’Amour par un « geste d’amour », en désaccord. Le cœur et de l’esprit prennent-ils la mesure du corps engagé et inversement ?

« Ce que tu fais, fais-le vite » Jn 13, 27.
[L’] Insoutenable légèreté de l’être2.

« L’impardonnable a généré de l’impardonné, comme l’irréparable de l’irréparé3. »
Lieux à jamais ouverts, lieu du passage de la Grâce, envers et contre tout.

La dénonciation est, aussi, reconnaissance.

Judas, le « fils de perdition »4. Fils.

« Ma vie, nul ne la prend mais c’est moi qui la donne. » Jn 10, 18

« Judas s’approcha de Jésus et lui dit : ‘Rabbi !’ »5

 

Aude carré (peintre) et Agathe Stefani (peintre sculpteur), Chemin de Croix, 2ème station, 2016, Acrylique sur plaque d’aluminium et sculpture de fil d’acier, église Ste Cécile de Boulogne-Billancourt (92) © Aude Viot Coster

— Aude Viot Coster
théologienne des arts et auteure

 

Rencontrée à l’ISTA (Institut Supérieur de Théologie des Arts – ICP) lors de notre cursus commun, Aude Carré a marqué les différentes promotions d’étudiants par son rayonnement intérieur, sa foi et sa joie communicatives.
Emportée par la maladie vers le Ciel, le 29 septembre 2019 en la fête des Saints Archanges. Ciel qu’elle n’a eu de cesse de fréquenter sur terre, par sa recherche artistique en tant que peintre6.

Agathe Stefani, peintre et sculpteur, également passée par l’ISTA.
« Sa rencontre avec la peintre Aude Carré marque un tournant dans sa vie recluse à l’atelier. Avec Aude, elle découvre l’exercice périlleux d’exposer […]7. »

-Le Chemin de Croix – Film  (11:45)

-Le Chemin de Croix – interview (9:53) avec le père Barthélémy – Aude Carré – Agathe Stefani

 

Notes

1. Liturgie Chorale du Peuple de Dieu. Texte : Daniel Bourgeois et Jean-Philippe Revel. Compositeur : André Gouzes. Éditions de Sylvanès. Répons des Vigiles des Rameaux.

2. Titre éponyme du roman de Milan KUNDERA, 1982.

3. Isabelle BOURGEOIS, Vivre avec l’irréparé, Éditions Albin Michel, Paris, 2024, pp. 211 et 212 : « […] penser l’impardonnable comme un renvoi vers Dieu. Il y a des situations qui ne peuvent concerner que Dieu. […] Lui seul est capable de nous délivrer d’un corps de chair faillible et donc d’un pardon qui, à taille humaine, est impossible ». Transposition du propos de l’auteur qui évoque la situation de victimes face à leurs agresseurs. Ici les deux postures sont endossées par une seule et même personne dont nous connaissons l’issue tragique de la fin de son existence.

4. Prière sacerdotale : Jean 17, 1-26. Quelle tension réconciliée, entre la dimension filiale et la perte, annoncées de façon concomitante, au sein du chant d’amour adressé par le Fils vers le Père ! Entre à-Dieu et retrouvailles éternelles.

5. Parole indiquée sur le cartel de la station

6. Aude Carré – Sourty (audecarre.com)

7. Biographie Agathe Stefani – peintre sculpteur

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