Voir toutes les photos

Hélène Delprat: les merveilleuses images

« Dans la grande maison de vitres encore ruisselantes, les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images ». Chaque fois que je me trouve face à une œuvre d'Hélène Delprat, me revient à l'esprit cette phrase d'Arthur Rimbaud qui dit avec une telle justesse notre rapport aux créations les plus marquantes de l'art moderne. Dans leur caractère improbable et miraculeux, les véritables images ne sont jamais des constructions ennuyeuses et conceptuelles, éloignées de toute vie, mais des trésors de charme et d'étonnement. Elles possèdent le surnaturel pouvoir de revivifier en nous cet esprit d'enfance qui est plus notre avenir que notre passé, de réactiver notre don d'émerveillement, émoussé par l'esprit de sérieux qui caractérise nos – farcesques – occupations d'adultes.
Publié le 27 juin 2013

Hélène Delprat, Peinture pourrie, 2014, pigments, acrylique et paillettes argent sur toile, 200 x 295 cm. © ADAGP, Paris 2017. Courtesy Collection Antoine de Galbert

Dans ses inventions plastiques, Hélène Delprat sait faire voler en éclats cette ennuyeuse raideur, ce goût du système qui domine trop souvent l’art contemporain. Ici, ce sont des créatures étranges qui s’associent pour chanter la gloire de la vie ; de multiples nuances se discernent dans la gouache, des transparences constituent le fond coloré et laisse émerger à la surface du tableau les mystères de sa profondeur. (…) Quel que soit le procédé employé ou le matériau choisi, Hélène Delprat l’utilise avec esprit et humilité, comme pour nous suggérer que l’essentiel demeure toujours, à travers la forme créée, la fantaisie susceptible de s’y déployer.

De fantastiques histoires

L’atelier de l’artiste est un miroir de ses œuvres. Dans le cas d’Hélène Delprat, c’est un lieu où le désordre est promesse d’un ordre à venir, où le trop-plein révèle que la vraie vie est toujours surabondante ; installé au fond d’une cour du Faubourg-du-Temple, il tient à la fois de la bibliothèque et des coulisses d’un théâtre. Il respire l’allégresse et l’énergie, l’inventivité fourmillante et la paresse, l’oisiveté par rapport à l’organisation productive d’une société technicienne et le vrai travail, la quête de formes nouvelles pour parler à l’homme d’aujourd’hui, pour le faire rêver. Cet atelier, je le vois comme un espace de liberté, un endroit où se jouent mille recherches gratuites, où les fables et le rêve peuvent trouver à s’incarner.

Aussi bien dans ses œuvres dessinées que dans ses nombreux écrits, toujours vifs et rapides, Hélène Delprat ne cesse d’inventer des foules de personnages, dont certains se regroupent pour former ce qu’elle nomme « le Petit Monde » (1), tandis que d’autres sont promis à une existence plus intermittente. Ces créatures de fantaisie peuvent se nommer Boxing Rabbit, Doktor Conzeptus, Pamphagus, Berganza, ou le professeur Zap. Certains viennent de récits lointains dont Hélène Delprat sait retrouver la vivante drôlerie.

photos ci-dessus: Hélène Delprat, J’adore Barnett Newman, 2017 (toile d’environ 10 mètres de long) – détails © ADAGP, PARIS 2017

Berganza est le chien interlocuteur de Scipion dans les Nouvelles exemplaires de Cervantès tandis que Pamphagus et Hylactor appartiennent à la meute d’Actéon telle que la mit en scène Bonaventure des Périers dans le Cymbalum mundi en 1537. Quant au lapin, il semble un proche cousin du fabuleux personnage d’Alice au pays des merveilles. D’autres personnages sont plus énigmatiques. Ils appartiennent à une « mythologie delpratienne » en perpétuelle métamorphose, sur laquelle l’artiste jette parfois quelques lumières […]. Tous ces héros constituent les protagonistes d’un théâtre riche en saynètes, burlesques et tendres mais aussi grimaçantes où se jouent des luttes plus violentes qu’on ne le croirait de prime abord. (…)

Où est la peinture ?

Lancinante et ironique, cette question revient souvent dans les œuvres d’Hélène Delprat. Elle semble remplacer l’interrogation que n’avaient cessé de se poser, d’une façon souvent répétitive, les avant-gardes historiques dans le sillage de Marcel Duchamp : qu’est-ce que la peinture ? Qu’est-ce que l’art ? (…) La peinture n’est pas, ou n’est plus, le principal vecteur d’un visuel qui passe dorénavant en majorité par la photographie et le flux continu des images animées grâce à la télévision ou à Internet. Elle ne peut, non plus, être réduite à quelque définition technique ou matérielle précise. Que nous le voulions ou non, nous sommes tous embarqués dans le monde de la « dédéfinition de l’art » (2), qui balaie toutes nos certitudes antérieures.

La peinture n’est pas plus dans la gouache que dans le découpage, dans la térébenthine que dans tel décor de théâtre voire tel costume : elle est toujours affaire de matière transfigurée et de complexité de lecture. Elle consiste à susciter par des effets sensibles une multiplicité de sens possibles, à créer un tissu de questions, de rêves et de certitudes aussi. La peinture est le refus de l’univoque et de la simplicité, elle est une fête du regard et une prise de parole.

Hélène Delprat : Le portrait corrompu, pigment or, pigment et liant acrylique sur papier, 2013. Adagp, Paris 2017. Courtesy galerie Christophe Gaillard. Photo Rebecca Fanuele © ADAGP, PARIS 2017
Une pluralité de sens

La peinture est aussi une histoire, dans tous les sens du mot. Elle se fait récit, elle revivifie pour chaque génération le monde des légendes et des fables mais elle est aussi acceptation d’un passé, inscription dans une tradition. N’allons cependant pas lier l’exercice de la peinture à la nostalgie et l’art d’Hélène Delprat à un quelconque « retour à la vraie peinture ». « H. D. est une héritière qui a su transformer son héritage en métamorphose », comme l’a finement observé Gérard de Cortanze (3). Le rapport aux formes et aux voix du passé que l’artiste invente est en effet de l’ordre de la récréation personnelle. Telle figure découpée est une réminiscence de Fra Angelico ou de Giotto, à cette différence près que la couleur, le contexte, voire l’esprit sont radicalement nouveaux. Il s’agit pour Hélène Delprat d’enrichir la création contemporaine en élargissant notre temps présent : en profondeur le cœur même de notre actualité est toujours traversé des richesses et des lumières de la mémoire.
Ainsi peut s’instaurer entre l’œuvre et le spectateur un réseau de liens subtils, enchevêtrés, qui font tout le plaisir de la peinture. (…)

Hélène Delprat, Ils descendirent dans une auberge du quartier Saint-Gervais, où ils eurent à leur souper des assiettes peintes qui représentaient l’histoire de… , 2015, acrylique et pigments sur toile, 240 x 262 cm. © ADAGP, Paris 2017. Courtesy Galerie Christophe Gaillard
Une fête de la peinture

Lors de sa première exposition, Hélène Delprat cherchait, paradoxalement pour une débutante, l’anonymat ; son nom, qui ne figure jamais sur ses créations, était même absent du catalogue. (4) Depuis lors, Hélène Delprat ne cesse de se métamorphoser ; elle est tantôt h.d., tantôt un de ses personnages, tantôt encore une silhouette où l’on peut lire à la fois « anonyme » et « anyone ». Il ne s’agit là ni d’un refus de responsabilité ni d’une coquetterie d’artiste mais d’un rapport nouveau à créer avec le public. Quelque personnel que ce soit parfois « le Petit Monde » d’Hélène Delprat, il ne prend tout son sens que parce qu’il peut aussi devenir le nôtre, un théâtre dont nous pouvons nous sentir partie prenante.

L’art d’Hélène Delprat est toujours lié à la fête, à ce moment de joie fervente où les corps et les esprits savent se réconcilier avec eux-mêmes et avec les autres pour instituer et fortifier une communauté vivante. L’allégresse de son travail est un éloge de la vie, dans sa somptueuse plénitude et jusqu’en son consentement à la mort. Chaque détail de son œuvre plastique célèbre la beauté de ce monde et tente de rendre justice à « ce rire couvert de sang [qui] pèse plus lourd dans la tête de l’homme que les parfaites idées ». (…)

Hélène Delprat, Le sommeil de la raison engendre des monstres, 2017, acrylique sur toile, 269 x 345 cm. © ADAGP, Paris 2017. Courtesy Galerie Christophe Gaillard

Portrait écrit par Paul-Louis Rinuy, extrait des Chroniques d’art sacré n°52 – hiver 1997

Hélène Delprat, vit et travaille à Paris.
Après un séjour à la Villa Médicis qui s’achève par une première exposition anonyme en 1984, Hélène Delprat entre à la galerie Maeght qu’elle quitte en 1995. Elle travaille seule puis pendant trois ans est artiste invitée à l’école d’art Paris-Cergy. En 2011, elle entre à la galerie Christophe Gaillard. Inspirée par la littérature – des Métamorphoses d’Ovide au roman contemporain en passant par Mary Shelley – le cinéma, les bases de données d’internet ou encore la radio et la presse, elle développe une sorte de « Livre d’Heures » grinçant et sensible, où se mêlent fictions et documentaires : ses interviews vraies ou fausses, ses dessins radiophoniques, ses peintures, ses vidéos et ses collections d’articles complètent cet inventaire d’un monde fait de hasard et de programmation. Elle est enseignante à l’École Nationale des Beaux-Arts de Paris depuis 2014. En juin 2017, La maison rouge lui consacre une exposition monographique, suivie, en mars 2018, du Musée des Beaux Arts de Caen. En avril 2018, elle présentera sa première exposition personnelle à la Galerie Carlier-Gebauer, Berlin.

1. H.Delprat, Le Petit Monde, Amiens, Université de Picardie Jules Verne, 1997
2. H.Rosenberg, La Dédéfinition de l’art, 1972, trad. Franç. Jacqueline Chambon, 1992
3. G. de Cortanze, H.D., D. Lemaire, La chambre des vues, Editions Eric Koehler, 1995, p.5
4. Jungles et loups, catalogue d’exposition, 1984, Rome, Villa Médicis

 

Contenus associés
Commentaires
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *