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Les processions des Béatitudes : un thème original de Maurice Denis 5/5

Le nom de « Sermon sur la Montagne » a été donné à un ensemble d’enseignements de Jésus rapportés dans les chapitres 5 à 7 de l’évangile selon saint Matthieu. Huit versets placés au début du chapitre 5 sont particulièrement connus : il s’agit des « Béatitudes », huit paroles de Jésus assurant que le vrai bonheur ne se trouve pas en obéissant aux critères du monde. Ce thème occupe une place de choix dans l’oeuvre du peintre Maurice Denis (1870 – 1943) qui a ouvert des voies nouvelles pour l’illustrer. On peut découvrir le talent visionnaire de ce grand artiste chrétien en comparant des oeuvres qu’il a composées entre 1915 et 1933 et que l’on peut voir aujourd’hui à Saint-Germain en Laye, Limoges, Vincennes et Saint-Ouen.
Publié le 14 octobre 2015

En cinq articles, Claude de Martel convie le lecteur à partir à la découverte de ces oeuvres : une occasion de visites culturelles en Limousin et en Île-de-France. Fabienne Stahl, docteur en histoire de l’art, auteur d’une thèse et de nombreuses publications sur les décorations religieuses de Maurice Denis, a bien voulu faciliter et encourager les recherches entreprises pour la rédaction de ces articles. Nous lui exprimons une immense gratitude.
Nota : dans les articles II et suivants, nous désignons par une lettre et parfois une typographie particulière le sujet de chacune des « Béatitudes », en suivant l’ordre des versets de l’évangile de saint Matthieu : « Heureux les » Simples (S), Doux (D), Affligés (A), Justes (J), Miséricordieux (M), Purs (P), Pacifiques (P), Persécutés pour la Justice (P).

 

V/ LES VARIATIONS SUR LE THÈME :
Saint-Ouen (église du Sacré-Coeur)

 

L’abside de l’église du Sacré-Coeur à Saint-Ouen (1933)

C’est à Saint-Ouen, en 1933, que Maurice Denis trouve une dernière occasion d’exposer le thème des « Béatitudes ».

L’église du Sacré-Coeur, dont la construction a été confiée à l’architecte Charles Nicod par l’archevêché de Paris, est une réalisation des « Chantiers du Cardinal ». Elle est destinée à remplacer une chapelle provisoire qui avait été installée dans ce quartier pauvre, aux limites de Paris (accueillant aujourd’hui le fameux marché des Puces). Vingt ans après le lancement du projet de Saint-Louis de Vincennes, cette église de Saint-Ouen est un autre exemple du dynamisme de l’Église catholique en France après la loi de 1905 de Séparation des Églises et de l’État.

L’architecte souhaite la réalisation dans l’abside, dont le gros-oeuvre vient d’être achevé, d’une fresque sur le thème du Sacré-Coeur. Il contacte Maurice Denis, dont il avait admiré à Genève (actuel centre William Rappard) la fresque pour le Bureau international du Travail Le Christ aux ouvriers ou La dignité du travail (1931). Il lui écrit en janvier 1933 : « Je trouve que votre art donne la compréhension et le recueillement – il est essentiellement religieux tandis que d’autres expressions très belles sont trop purement décoratives ou théâtrales. »

Fresque pour le Bureau international du Travail (1931), Genève, Centre William Rappard

Le peintre conçoit une composition dont le sujet principal serait l’apparition du Christ à sainte Marguerite-Marie Alacoque, et la phrase qu’il aurait alors prononcée : « Voilà le coeur qui a tant aimé les hommes ». Les « Béatitudes » rempliraient le bas de la fresque.

Ce programme est effectivement réalisé, mais dans des conditions de précipitation peu communes, puisque l’oeuvre doit être terminée dans un délai de six mois, pour la consécration de l’église au mois de juin 1933. Le délai a, de fait, été respecté : Maurice Denis a réalisé tous les cartons préparatoires, mais l’exécution proprement dite a été assurée par un élève des Ateliers d’Art Sacré, Boris Mestchersky.

Le résultat ne satisfait qu’à moitié Maurice Denis. Et Fabienne Stahl note : « Le temps imparti pour la réalisation de ce décor fut très court, trop court et force est de constater la faiblesse de l’exécution … ; les dessins sur calque à grandeur – heureusement conservés en main privée – ne souffrent aucune comparaison avec l’oeuvre achevée et permettent de retrouver la main de Maurice Denis, notamment dans les visages. »

Fresque du Sacré-Coeur (vue d’ensemble), Église du Sacré-Coeur de Saint-Ouen, © Paroisse du Sacré-Coeur

On ne peut que regretter ces imperfections de réalisation. Car, à plusieurs égards, la dernière oeuvre de Maurice Denis consacrée aux Béatitudes pourrait être considérée comme la synthèse et le couronnement des oeuvres précédentes, que nous avons rencontrées à Limoges, Saint-Germain en Laye et Vincennes.

Les « Béatitudes » peintes sur une surface unique

Il s’agit de la première et dernière fois où le peintre a l’occasion d’exprimer ce thème sur une surface unique – de surcroît en forme de demi-coupole. Sur ce support, les huit « Béatitudes » peuvent être embrassées d’un seul regard, alors que les oeuvres précédentes, destinées à orner deux, voire quatre murs distincts, se prêtaient moins bien à une vision globale.

Elles forment une frise, dont l’harmonie chromatique est moins riche que celle employée, dans leur variété, pour les panneaux de Limoges : les tons ocre et blanc dominent, avec un nombre très limité de touches plus vives (bleu, rouge, noir). Mais cette palette restreinte suffit pour mettre en valeur ce bandeau des « Béatitudes », tant celui-ci se détache nettement sur le fond du ciel, vaste surface couverte d’une couleur uniformément vermillon.

Ainsi mises en valeur, ces « Béatitudes » procurent une puissante sensation d’unité, d’homogénéité. Une impression renforcée par le choix qu’a fait le peintre de représenter chaque « Béatitude » selon un mode répétitif : un ange et un personnage pour chaque verset, à l’exception de la « Béatitude » des Miséricordieux qui est illustrée par six figures : un ange, saint Vincent de Paul, une Fille de la Charité et trois enfants. La mise en valeur particulière de ce verset répond certainement à l’intention qu’a eue Maurice Denis de se montrer solidaire des fidèles de Saint-Ouen – des fidèles frappés par la pauvreté et soutenus par l’action charitable de l’Église.

« Heureux les miséricordieux », Fresque du Sacré-Coeur – Église du Sacré-Coeur de Saint-Ouen

Enfin, la place disponible n’a pas permis de placer, sous chaque « Béatitude » le texte complet du verset correspondant : les seules inscriptions complètes (en français) portent sur les « Béatitudes » des Affligés (« Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés »), des Miséricordieux (« Heureux les miséricordieux, ils seront traités avec miséricorde ») et des Pacifiques (« Heureux les pacifiques, ils seront appelés enfants de Dieu »). Pour les autres « Béatitudes », seul est indiqué le début du verset. De plus, les inscriptions ne se trouvent pas toutes placées exactement sous les scènes qui les illustrent.

La réflexion de Maurice Denis débouche ici sur une véritable « vision d’Église » pour l’accession de l’humanité au bonheur éternel.

Ces divers éléments, voulus ou subis par Maurice Denis, nous conduisent à dire que la contemplation des « Béatitudes » de Saint-Ouen fait percevoir les diverses « voies chrétiennes vers le bonheur du Ciel » sous une forme en quelque sorte indistincte, collective, synthétique. Si les autres oeuvres, sous forme de tableaux séparés, laissaient encore, même de façon modeste, une place pour une vision individuelle de la quête du salut, cette possibilité disparaît complètement à Saint-Ouen. La réflexion de Maurice Denis débouche ici sur une véritable « vision d’Église » pour l’accession de l’humanité au bonheur éternel.

Dans cette perspective, la place respective de chaque « Béatitude » sur le mur de l’abside mérite moins d’attention qu’à Saint-Germain en Laye ou Vincennes. On observera seulement que Saint-Ouen présente une disposition qui correspond exactement à l’inverse de celle retenue à Limoges (voir article II), si l’on prend comme point de référence l’autel (à Limoges) ou la figure de Jésus (à Saint-Ouen).

Disposition des « Béatitudes » dans l’abside de l’église du Sacré-Coeur de Saint-Ouen

Mais une autre considération entre en jeu pour renforcer l’intérêt des « Béatitudes » de Saint-Ouen.

Une composition nouvelle pour un motif nouveau

Le thème des « Béatitudes » est ici associé à celui du Sacré-Coeur, autre thème très important dans l’oeuvre religieuse de Maurice Denis (Martine Sautory a présenté une communication sur ce sujet lors du colloque « Maurice Denis, l’éclosion d’une vocation artistique (1885-1905) » organisé le 8 mars 2014 par l’association Les Amis du Vieux Saint-Germain).

A trente ans d’intervalle, de nombreux rapprochements pourraient être faits entre la fresque de Saint-Ouen et une oeuvre de la jeunesse de Maurice Denis : la voûte de la chapelle du Sacré-Coeur dans l’église du Vésinet, achevée en 1903. On retiendra surtout ici qu’à Saint-Ouen, l’interpénétration des deux thèmes a conduit le peintre à réorganiser totalement la composition de ses « Béatitudes ».

Le thème principal, celui du Sacré-Coeur, conduit à représenter le Christ en personne. Par sa dimension, le halo de lumière qui l’entoure, la couleur vive de la robe, la figure divine domine toute la scène et oriente tous les regards.

Même si, comme au Vésinet, la fresque comporte les éléments d’un paysage résolument terrestre (ici, le Sacré-Coeur de Montmartre, la ville et l’église de Saint-Ouen elle-même), le chrétien ne peut pas douter un seul instant que le peintre a voulu nous proposer aussi une vision céleste. Certes, le Christ et la voyante, sainte Marguerite, sont placés au dessus d’un nuage qui les isole des personnages et des lieux représentés au pied de la composition, mais tous les regards tournés dans leur direction montrent bien que les cieux se sont entr’ouverts.

Ainsi, contrairement aux illustrations précédentes des « Béatitudes », les personnages représentés ne sont plus en marche vers le lieu de la rencontre avec Dieu, précédemment figuré par l’autel et le tabernacle situés en dehors du champ du panneau peint : bien que conservant les signes distinctifs de leur vie terrestre, ils sont parvenus au terme de leur pèlerinage, ils jouissent déjà de la contemplation directe des personnes divines.

Ce changement de cadre a une conséquence parfaitement tirée par le peintre : les anges n’occupent plus la même place que dans les oeuvres de Limoges, Vincennes et Saint-Germain. Ils ne sont plus devant les figures humaines, soit pour les guider, soit pour les accueillir sur le seuil du Paradis. Ils sont placés juste derrière eux, dans une attitude évoquant celle des parrains et des marraines lors des cérémonies de confirmation : le bras posé sur l’épaule du filleul. Dans la fresque de Saint-Ouen, la mission des anges est accomplie. Ils ne quittent pas leurs compagnons humains mais, avec eux, ils participent au bonheur du Ciel.

Fresque du Sacré-Coeur (détail), Église du Sacré-Coeur de Saint-Ouen

Une autre conséquence tirée par Maurice Denis de ce changement de motif se rapporte à la présence de la Vierge Marie. Depuis les premiers croquis du peintre, en 1914-1915, celle-ci était la figure principale de la « Béatitude » des Doux. A Saint-Ouen, elle disparaît. Et elle est remplacée par la figure de saint François de Sales, qui était déjà présente, pour cette « Béatitude » dans les croquis et les esquisses de 1914 et 1915 (mais qui n’avait pas été retenue à Vincennes ni au Prieuré).

Cette modification confirme l’idée que le peintre a situé dans le Ciel la scène représentée à Saint-Ouen. Car, dans le Ciel, la place de la Vierge est auprès de son Fils, mais la représenter aurait nui à l’intelligibilité de la fresque ; c’est pourquoi le peintre l’a retirée des figures béatifiques.

On relèvera aussi que les rayons qui transpercent saint François d’Assise dans la « Béatitude » des Simples, jaillissent maintenant de la personne de Jésus, alors que, dans les autres oeuvres, ils paraissaient provenir d’une source située derrière l’ange.

Fresque du Sacré-Coeur (détail), Église du Sacré-Coeur de Saint-Ouen

Si c’est l’Église qui est représentée dans la frise des « Béatitudes » ornant le bas de la fresque du Sacré-Coeur de Saint-Ouen, et que la scène est située dans le Ciel, on peut alors considérer que, dans cette oeuvre tardive, Maurice Denis a exprimé ici le prolongement le plus abouti de sa réflexion de croyant sur la signification des « Béatitudes » : oui, le bonheur du Ciel est promis à l’humanité toute entière ; oui, tous les hommes sont appelés à cheminer en direction de ce bonheur, avec l’assistance des anges ; et celle qui rassemble les hommes pour ce long pèlerinage vers l’éternité, c’est l’Église, figure anticipée du Royaume éternel.

Ainsi, les « Béatitudes » de Saint-Ouen donnent-elles une conclusion à la démarche que nous avons engagée en commençant cette série de cinq articles.

Nous avons vu un artiste aux dons éclatants et un catholique méditant sans relâche sur le contenu de sa foi.

En quatre lieux, Saint-Germain en Laye, Limoges, Vincennes, Saint-Ouen, nous avons vu comment Maurice Denis a su varier, au cours d’une période de presque vingt ans (1915 – 1933), les représentations d’un thème religieux qui lui tenait à coeur. Nous l’avons vu s’exprimer sur des supports, des formats, avec des tons très différents d’une oeuvre à l’autre. Jamais, nous ne l’avons vu céder aux facilités de la répétition, de l’imitation. Chaque fois, il a modifié la composition, la palette de couleurs, la disposition des tableaux. Chaque oeuvre nous est apparue comme une création nouvelle, le fruit d’une réflexion sans cesse reprise et approfondie.

Nous avons vu un artiste aux dons éclatants et un catholique méditant sans relâche sur le contenu de sa foi.

L’homme qui a écrit la phrase fameuse « … un tableau … est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées », est celui dont les « Béatitudes » en un certain ordre assemblées nous ont révélé sur le vif le génie de peintre chrétien.

Claude de Martel
Octobre 2015

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