En cinq articles, Claude de Martel convie le lecteur à partir à la découverte de ces oeuvres : une occasion de visites culturelles en Limousin et en Île-de-France. Fabienne Stahl, docteur en histoire de l’art, auteur d’une thèse et de nombreuses publications sur les décorations religieuses de Maurice Denis, a bien voulu faciliter et encourager les recherches entreprises pour la rédaction de ces articles. Nous lui exprimons une immense gratitude.
Nota : dans les articles II et suivants, nous désignons par une lettre et parfois une typographie particulière le le sujet de chacune des « Béatitudes », en suivant l’ordre des versets de l’évangile de saint Matthieu : « Heureux les » Simples (S), Doux (D), Affligés (A), Justes (J), Miséricordieux (M), Purs (P), Pacifiques (P), Persécutés pour la Justice (P).
LES VARIATIONS SUR LE THÈME
Limoges (musée des Beaux-Arts)
Dans l’article précédent, nous avons vu que la conception par Maurice Denis du projet de représenter les « Béatitudes » était étroitement liée à son projet d’aménagement et de décoration de la chapelle du Prieuré, à Saint-Germain en Laye. Nous avons vu aussi qu’il avait jeté sur un carnet de croquis, dès 1914 ou au début de 1915, les grandes lignes de sa conception du sujet.
Le peintre travaillera ensuite sur ce thème à quatre reprises au cours de son existence :
– en 1915, il réalise 8 panneaux peints qui sont maintenant exposés au musée des Beaux-Arts de Limoges ;
– en 1923, 8 fresques dans l’église Saint-Louis de Vincennes ;
– entre 1926 et 1928, 10 panneaux peints dans la chapelle du Prieuré marquent enfin la concrétisation du projet de 1914-1915 ;
– en 1933, le thème est repris une dernière fois, en bas d’une fresque consacrée au Sacré Coeur de Jésus, dans l’église du Sacré-Coeur de Saint-Ouen.
Les panneaux peints du musée des Beaux-Arts de Limoges (1915)
C’est une véritable aventure qui a conduit la chapelle de l’ancien évêché de Limoges devenue Musée des Beaux-Arts à accueillir une exposition permanente de 8 panneaux peints de Maurice Denis sur le thème des « Béatitudes ». Elle a été relatée dans une émission « Enquête d’art » diffusée le 1er septembre 2013 par France 5 et produite par Éclectic Production (2011) Lien ici.
Les oeuvres ont été présentées par Véronique Notin, conservateur au musée municipal de Limoges, dans la Revue des Musées de France – Revue du Louvre (3 juin 2004).
Ces panneaux ont sans doute été peints au printemps 1915, alors que Maurice Denis a regagné sa maison du Prieuré, au moment de la naissance de son sixième enfant, après une période de six mois passée sous les armes, à Conches (Eure). Ils ont visiblement encore le caractère d’études destinées à approfondir la réflexion du peintre sur ce sujet des « Béatitudes » qu’il espère pouvoir traiter dans sa chapelle dès la fin de la guerre. Mais, s’ils n’ont pas le caractère fini d’oeuvres uniquement conçues pour le chevalet, ils développent toutes les potentialités qui étaient contenues dans le carnet de croquis.
Chacune de ces oeuvres possède une individualité marquée ; cependant, elles s’intègrent toutes dans une harmonie d’ensemble où dominent les tons blancs, bruns, roses, verts. Les touches de peinture fortement marquées et le traitement très soigné des ombres mettent en valeur les multiples personnages représentés, dont la stature verticale accentue la force expressive : on croit voir ici comme un écho des bas-reliefs romans.
Plusieurs différences de composition apparaissent par rapport au carnet de croquis. Elles traduisent un approfondissement de la réflexion religieuse de Maurice Denis et confirment son intention quant à la disposition des fresques dans sa chapelle du Prieuré :
– Dans les quatre premiers cartons (S, D, A, J : voir ci-dessous), comme dans les premiers croquis, les anges paraissent venir de la gauche du tableau pour aller à la rencontre du groupe qui arrive de la droite. Le spectateur qui regarde le tableau a l’impression que les anges accueillent les pèlerins au seuil d’un monde non représenté sur la toile, situé sur la gauche du spectateur. Mais le fidèle, dans une église, que devrait-il voir s’il tournait son regard sur la gauche ? La réponse voulue par Maurice Denis est probablement la suivante : il devrait voir l’autel, le tabernacle.
– L’idée d’une mise en scène semble donc très présente dans la composition des panneaux ; et pour que celle-ci prenne tout son sens, on peut considérer comme hautement probable que Maurice Denis avait prévu d’accrocher les quatre panneaux définitifs du côté droit de la chapelle (le « côté de l’Épitre »). Les anges apparaissent alors comme des messagers envoyés à la rencontre des hommes par ce Dieu présent dans le tabernacle – un tabernacle d’où provient aussi la lumière surnaturelle particulièrement visible dans le tableau de la « Béatitude » des Simples (Ceux qui ont un coeur de pauvre, ci-dessous).
– Inversement, les anges des quatre derniers panneaux (M, P, P, P : voir les images ci-dessus et ci-dessous), qui emmènent derrière eux un groupe venant de la gauche du tableau, marchent du côté droit de ce tableau, c’est-à-dire aussi vers la droite pour le fidèle qui contemple la scène. Les anges progressent vers le tabernacle, vers l’autel : ils représentent l’espérance du salut en Dieu pour l’humanité qui chemine à leur suite. Ces quatre « Béatitudes » prenaient donc place, dans l’esprit de Maurice Denis, sur le mur gauche de la chapelle (le « côté de l’Évangile »).
– On a vu que, dans son carnet de croquis, Maurice Denis avait situé tous les anges sur le côté gauche. Il avait cependant noté en marge des quatre derniers croquis : « à l’envers ». C’est ce renversement qu’il a effectué dans les panneaux de Limoges.
La présentation ainsi voulue par le peintre est précisément celle qui a été retenue pour l’accrochage des toiles dans la chapelle (elle aussi dédiée à Saint-Louis, par une heureuse coïncidence !) de la chapelle de l’ancien évêché de Limoges.
On remarquera néanmoins que ce schéma d’accrochage ne correspond pas à celui qui est habituellement pratiqué pour les stations des Chemins de Croix : celles-ci conduisent le fidèle à partir d’un point situé à proximité du choeur, d’un côté de l’église, puis à se déplacer continûment le long des murs, de station en station, pour achever sa dévotion, devant la 14ème station, à un autre point proche du choeur, de l’autre côté de l’église. A Limoges, pour suivre l’ordre des versets évangéliques, le spectateur doit revenir sur ses pas pour enchaîner le verset sur les Justes (J) avec le verset sur les Miséricordieux (M).
Mais nous n’aurons jamais aucune certitude concernant le détail des dispositions d’accrochage que voulait Maurice Denis pour ces huit panneaux. En effet, après avoir été achetés en septembre 1915 par le mécène Gabriel Thomas, ils n’ont jamais été accrochés dans un lieu de culte. Ils furent intégrés aux boiseries des dessus de portes dans la villa de l’industriel jusqu’en 1988, date à laquelle celle-ci fut détruite. Menacés de disparaître, ils furent sauvés in extremis et donnés au musée des Beaux-Arts de Limoges par sa petite-fille, Béatrice Thomas – Mouzon (qui est aussi une descendante de Frédéric Le Play, théoricien du catholicisme social, créateur d’une exploitation agricole modèle à proximité de Limoges).
Nous remercions particulièrement M. Alain – Charles Dionnet, responsable des collections archéologiques et historiques du musée, qui nous a facilité l’accès à ces oeuvres et leur reproduction.
A suivre…
Claude de Martel
Juillet 2015