Ce texte libre, entre art et poésie, est de la même nature, méditation sensible et inspirée de Marie-Noëlle Tranchant, qui s’ouvre en exergue sur une encre du poète et romancier François Cheng, membre de l’Académie française, et est ensuite ponctuée de gravures colorées d’Aude de Kerros. Hymne et hommage à Notre-Dame, cette prose poétique est aussi un dialogue avec l’irremplaçable « Dame » qui est au coeur de chacun, dans une ode puissante et hors du temps – plus actuelle que jamais :
C’est la source avec la flamme
La fontaine avec la soif
La mer avec le soleil
La ferveur avec la cendre
L’eau avec le sang jailli
Du flanc percé
« Ce moment-là, nous ne devons jamais l’oublier »
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SIGNE
NOTRE-DAME De PARIS
15 avril 2019
Nous n’avons pas besoin de grands discours, mais de profondes images. De ces profondes images qui traversent le corps las, l’esprit desséché et vont droit aux sources du cœur. Alors nous voilà dans une aurore aux doigts de rose irriguée de fraîcheur, dans une clarté d’aube et de rosée. Et les larmes qui coulent et les fontaines ruisselantes disent que nous sommes vivants. Seigneur, donnez-nous de cette eau, que nous n’ayons plus jamais soif !
EUROPE
L’Européenne la plus moderne, c’est vous, Dame Marie
C’est vous ce soir du 15 avril 2019
Rose ardente du Lundi saint
C’est vous venue du fond des âges d’un pas de colombe avec votre cortège de saints et de poètes, de rois puissants et d’humbles bâtisseurs, de mendiants et de disgraciés, de prêtres et de fidèles, d’âmes ferventes, de touristes incrédules qui n’en croient pas leurs yeux de cette beauté ancienne et exotique vantée par les guides
Tous contenus dans les pans ouverts de votre manteau, comme vous ont peinte les peintres primitifs
Tous confiés à la garde de votre miséricorde.
Il n’y a pas de nom plus beau que Notre Dame.
Avec ce possessif affectueux et innombrable que chacun brode et enlumine à son usage, répète et multiplie comme une litanie colorée, dans un brouhaha enfantin
Qui vient se déposer courtoisement aux pieds de ce nom haut et pur, simple et droit, comme une colonne à jamais unique.
Dame de nos pensées, ils n’étaient pas beaucoup peut-être à penser à vous ce soir-là dans cette Europe fourbue où les pensées se fanent avant l’heure comme toutes les fleurs, les lilas et les roses, l’anémone et l’ancolie, à cause de l’air défraîchi et de ces mauvais traitements chimiques qu’on leur inflige. Tous ces miasmes, ce n’est pas bon, ça ne produit que cette saison uniforme d’un mauve malade, saison des regrets et du dédain.
« Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière. »
Les rues des grandes villes sont pleines de smartphones indifférents. Les boutiques fardées à la hâte de zébrures flashy, les trottoirs aux pubs criardes cachent mal sous leur maquillage putassier appelant à consommer, cachent trop mal la crasse des pollutions et la misère des riches qui côtoie sans s’y mêler celle des sans-argent.
« Où sont les litanies et les douces antiennes
La joie du Paradis se noie dans la poussière. »
« L’angoisse de l’amour te serre le gosier
Comme si tu ne devais plus jamais être aimé. »
Blaise à New York et Guillaume à Paris, vous avez déjà chanté tout cela. Moins les smartphones. C’était un autre siècle mais tellement pareil. Et vous perdus d’amour perdu. Déjà vous étiez las de ce monde ancien.
« Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme. »
TOCSIN
« Ce n’était pas une nuit pour dormir »
dit le chanoine Guillaume de Menthière. Il venait de prêcher à Notre-Dame. Tout au long du carême, il avait raconté l’histoire des disciples d’Emmaüs, comment leurs cœurs lourds et obscurs avaient été rendus brûlants par l’étranger qui marchait avec eux. Comment ils avaient reconnu celui qu’ils n’espéraient plus, à sa façon de rompre le pain. Et il avait quitté Notre-Dame sur cette question : « Quelle heure est-il, Seigneur, quelle heure est-il à l’horloge de votre toujours imminente éternité ? »
Et Notre-Dame lui répond
C’est l’heure des grandes alarmes
L’heure du glaive qui m’atteint
Couleur d’effroi des incendies
Quand l’appel urgent du tocsin
Réveille les cœurs interdits
Qui avaient déposé les armes
C’est l’heure des grandes alarmes
Comme aux vieux jours d’émeute et de malheur
Paris s’écoule dans ses rues inquiètes
Sur ses quais aux bouquins dormants
Paris s’émeut, s’assemble et prie et pleure
Cité de la Cité, son cœur battant
Qui guette et qui s’arrête
Et fond comme le plomb et se calcine
Comme le bois du grand vaisseau vivant
Qu’on voit souffrir sur la rive voisine
Navré d’horreur qui n’en peut mais
À le voir si proche assailli défait
Son haut mât pantelant ses cargaisons de temps
En dessinant cette sanguine
À peu que le cœur ne nous fend
L’orgue savant et glorieux ne fera plus ruisseler ses grands jeux
Ce n’est plus le temps de ses orages magnifiques de louange
ni de ses chorals recueillis aux méditatifs célestes
C’est l’heure a cappella des simples Je vous salue Marie chantés ensemble dans la nuit, qu’importe si les voix ne sont pas toujours justes elles viennent du profond des âmes. Croyez-vous que les hommes changent ? Toujours ils reconnaîtront l’appel du tocsin quand même ils ne l’ont jamais entendu. Cette alerte animale qui fait tendre l’oreille aux paysans dans les champs aux premiers sons inhabituels de la cloche de l’église. Et laissant là leurs travaux, arrêtant les moteurs des moissonneuses et des botteleuses, tous convergent vers le sinistre. Ça brûle chez Henri. Non c’est chez Georges : voyez la fumée derrière la colline. Ce n’est pas si ancien, j’ai vu cela dans la campagne lauragaise tout un village accourir et se porter vers la ferme en détresse.
Et dans cette heure de suspens où l’on ne savait pas ce que feraient les flammes qui avaient déjà dévoré la flèche et menaçaient les tours, tout un peuple anxieux implorait sa Dame de rester debout. Un réseau de prières d’images de poèmes l’enserre comme ces filets protecteurs qu’on met aux rochers fragiles sur le passage des trains, le ciel est traversé de photos et de vidéos qui s’entrecroisent sur la Toile, la rebrodant de louanges implorantes avec un lyrisme d’enfants et de troubadours.
Comme l’inconnue postant ce poème
Tu n’étais qu’une dame
Mais tu étais la nôtre
Et là sous les flammes
Je sens toutes nos fautes
Moi non croyante
Je te respectais sans te prier
Mais je ne peux rester indifférente
Face à ton bûcher
Madame ne pas vous effondrer
Est ma seule prière mon seul souhait
Tu n’es qu’une dame
Mais la plus haute
Madame je vous prie
De rester Nôtre
Et Notre-Dame a entendu cette voix qui monte clair comme l’alouette. Tous les hommages venus spontanément aux lèvres de ses troubadours connectés, ces oiseaux de sanglots qui palpitent à la gorge des enfants, ces aubépines d’avril lancées à grandes brassées sur la Toile, ces baumes de tendresse postés avec des mots dièse sur ses plaies. Stabat mater. Comme elle était debout au Calvaire elle est restée debout sur le parvis de la Cité avec ses tours et ses rosaces pour qu’on puisse encore la nommer : Tour de David. Rose mystique.
Et Notre-Dame a vu le peuple de toujours lui apporter d’un même élan son savoir et son cœur. Sauver ou périr. Les quatre cents pompiers compagnons salvateurs, qui prennent le relais ce soir des compagnons bâtisseurs, connaissent leur métier. Ils ont des plans précis, des gestes sûrs, savent où se trouvent les objets précieux, dans quel ordre il faut procéder pour arracher au dragon écarlate la couronne d’épines, la tunique de saint Louis, les reliques et les trésors d’art. Ils joignent à l’audacieux maniement de la lance la maîtrise des robots.
Un jour qui sait dans la lumière primitive d’un monde redevenu serein, un artiste angélique penché sur sa palette digitale composera une madone entourée d’un drone et d’un robot. Des millenials, comme vous dites, qui auront découvert sur un moteur de recherche les noms lointains de Martin Shongauer ou de Stefan Lochner, s’appliqueront à inventer une Vierge assise dans un jardin avec, à ses pieds, un drone et un robot, doux petits moutons technologiques de son enclos mystique.
ARS NOVA
« Il faut ignorer son art pour trouver au Vôtre quelque défaut. » Paul Claudel
– I –
Ce siècle n’a même pas vingt ans et déjà tant de massacres, de prédations, de désastres, de haines l’ont défiguré, lui ont donné ce visage de vieillard torturé.
Alors, voilà ce qu’elle a fait, la mère des cathédrales,
la reine de France et de tous les chrétiens,
la mère de tous les hommes, tous ces enfants voulus,
créés, attendus par Dieu,
gardés sous les pans largement ouverts de son manteau d’azur
D’azur et de nuit
Aux larmes d’or
Devant le chaos et la fureur, les guerres partout, les attentats, les viols sans nombre, la cupidité sans fin, le crime et l’argent mêlés, l’innocence trahie et vendue, la faute mortelle dans sa maison même, devant la discorde inexpiable de ses enfants qui ne pensent qu’à s’anéantir, qui n’écoutent plus personne, qui ne veulent même plus savoir qu’ils ont un Père, qui ont capté l’héritage et se l’arrachent avec des férocités inouïes, ivres de slogans insensés — « tout est à nous », « j’ai le droit » « je veux et je prends ».
Voilà ce qu’elle a fait à l’aube de la Semaine sainte
Elle la souveraine
Toujours contemporaine
Vaisseau de la cité, vaisseau de la Présence
Elle a brûlé ses vaisseaux
Et elle en a fait parce qu’elle ne sait faire que cela une œuvre de beauté de douleur et d’amour
Le chef-d’œuvre de l’Art Contemporain du xxie siècle
C’est Notre-Dame le soir du 15 avril 2019
Et s’il reste des siècles d’âge en âge ils contempleront les vestiges numériques de cette installation éphémère qui contient tous les temps et toutes les images, les faits et les symboles et les quatre lectures
La grande plume de feu et de fumée
Inscrit dans le ciel de Paris
Le poème qui se dévore
Avec ses assauts flamboyants et ses volutes de ténèbres, sa terrible splendeur de bataille et son déchirant salut à ce qui meurt
Cette fulgurante décomposition du palimpseste
inestimable
Des siècles d’histoire, de ferveur et de mémoire, des trésors de savoir et de travail inspiré
La longue geste de Notre-Dame est devenue
Un « geste » d’Art Contemporain inouï
Une destruction en train de s’accomplir
Et le sommet de la performance c’est la flèche qui se brise en plein ciel, s’effondre et vient transpercer directement les cœurs.
Mais sa fin — et toute œuvre d’art doit être conçue en vue d’une fin disait Baudelaire —
Sa fin c’est la vision du lendemain
Le portail grand ouvert, gardé par un ange pompier au casque médiéval, avec en profondeur de champ au bout de la nef d’ombre bleutée un entassement de décombres, et suspendue au-dessus de l’autel écrasé,
La Croix au feuillage d’or, touchée par un rayon de lumière qui coule à travers les arrachements de la voûte
Boltanski visité par la grâce
– II –
Vous verrez ou ne verrez pas
entendrez ou n’entendrez pas
comprendrez ou ne comprendrez pas
Tout est là devant vous
Les faits, les signes, les symboles aux multiples sens
Et il y a un ordre
Est-ce une main négligente ou une main criminelle ? Est-ce hasard ou volonté ? Mais l’événement a eu lieu. Littéralement. Matériellement. Un événement absolument historique, dit François Cheng : « Cette cathédrale existe depuis 850 ans. En dépit de sa charpente en bois, elle n’a pas connu véritablement d’incendie. Et tout d’un coup, ce 15 avril 2019 à 18 h 30, c’est arrivé. L’Histoire ne l’oubliera pas. Elle retiendra cette date ».
Elle retiendra aussi la dimension immatérielle de la catastrophe, que le vibrant chroniqueur a consignée justement, pour qu’elle ne soit pas séparée de sa matérialité, pour que le document soit complet. « Il y a cette intense émotion pendant l’incendie qui s’empare de chacun de nous, chacun dans sa nuit, sidéré, désespéré. Mais peu à peu, il sent que son émotion est partagée par les autres, et puis par tout un peuple, et puis par le monde entier. À ce moment-là, on est entraîné, irrésistiblement, dans une communion universelle. Ce moment-là, nous ne devons jamais l’oublier. »
C’est la source avec la flamme
La fontaine avec la soif
La mer avec le soleil
La ferveur avec la cendre
L’eau avec le sang jailli
Du flanc percé
« Ce moment-là, nous ne devons jamais l’oublier »
Il est la source retrouvée des larmes et d’un nom oublié de l’amour, l’un de ses plus forts et de ses plus suaves — la piété. Ne plus le prononcer n’était pas l’abolir, c’est un nom qui peut s’oublier mais non pas s’abroger. Ses sonorités sourdes viennent des profondeurs sa gravité des fondations enfouies de l’être. Il tient à l’honneur et à la tendresse, lierre tenace et chèvrefeuille embaumé, couronne de bénédiction.
« Ce moment-là », c’est celui de la piété filiale. Nous avons pleuré d’avoir fait pleurer notre mère. Comme des enfants interdits de voir une larme jaillir aux yeux de leur mère arrêtent soudain leurs querelles pour se jeter dans ses bras, nous avons pleuré de l’avoir affligée. Nous ne pensions pas à nous pour une fois il ne s’agissait pas de nos colères de nos caprices elle nous manquait tout entière retenue au bord de son effondrement par notre détresse sincère, pour une fois. Ce pauvre pour une fois qui suffit toujours au patient amour des mères pour guérir et consoler.
Nous qui mourions de soif auprès de la fontaine, nous avons bu cette eau de larmes, nous avons vu déborder la fontaine et le flot des consolations avec celui des regrets.
Est-ce une main négligente, est-ce une main criminelle, par qui tout est venu ? Mais nous ne voulons voir que la main maternelle qui est intervenue pour contrarier la violence, réparer la destruction, lui assigner ses limites.
Ceci d’abord : pas une vie n’a été perdue. Tous les soldats du feu sont rentrés au bercail. Ceci ensuite : la violence aveugle du feu laisse, une fois domptée, un paysage de cendre et de lumière d’une surnaturelle beauté.
Dans l’inventaire du lendemain, il y a le visible et l’invisible. Grièvement blessée, mais sauvée, Notre-Dame ouvre à tous son grand livre de pierres sur ce nouveau chapitre prophétique.
Comment faire avec nos saccages
Une œuvre belle et sage ?
Regardez artistes contemporains
Vous verrez ou ne verrez pas
Entendrez ou n’entendrez pas
Mais tout est là devant vous
Offert
Ouvert sous le ciel comme un nouveau livre de pierre et de bois qui attend d’être lu avec ses images visibles
et leurs desseins invisibles
« C’est plein de signes » dit un intellectuel sceptique, frappé comme beaucoup, simples ou savants, croyants ou incroyants, par l’ordre mystérieux qui règne dans ce désastre.
A-t-on jamais vu le ravage aveugle d’un incendie si soigneusement rangé le lendemain matin, la maison en ruines déjà redevenue hospitalière ? Quelle main sûre et délicate a dompté le chaos, trié ce qu’il faudra jeter, disposé ce qui reste avec une harmonie nouvelle ?
La croix d’or suspendue, la statue de la Vierge doucement posée sur son pilier que la flamme est venue lécher sans l’entamer, le chœur aux meubles intacts auquel répond là-bas le grand orgue sauvé dans sa majesté muette. Et le coq retiré des cendres avec ses reliques des saints de Paris, petit cadeau à l’humour gracieux. Tombé du faîte, relevé de la défaite, un petit coq de semaine sainte, comme celui qui ouvrit le cœur de Pierre.
Devant nous ce paysage nouveau de cendre de lumière
« Tout est à nous ! » clament les pillards de la terre, les naufrageurs d’humanité, les terroristes insensés, les techniciens ivres de domination, les mercenaires de l’art, les misérables qui détroussent des misérables. Tout est à vous et tout est là dans ce tas de décombres morts.
« Des bouts de bois » dit avec mépris une étudiante qui n’aura jamais su qu’avec des bouts de bois la terre fait des forêts, les enfants des royaumes imaginaires, les charpentiers des bateaux et des cathédrales. Peut-être qu’elle a eu des jouets de plastique et des gadgets électroniques, n’a jamais écouté le vent ni respiré la nuit ni guetté de branche en branche l’écureuil au bond sûr comme un vol, enfant privée de sortilèges pauvre d’elle. Peut-être qu’elle a surtout étudié la haine et le mépris au temps de sa jeunesse triste pauvre d’elle.
Un bout de bois… Prononcez-le avec mépris et le voilà réduit à quatre syllabes sèches, fermées, stériles. Un bout de bois. Quatre monosyllabes sans grâce ni sève. On les remue du bout du pied dégoûté de leur inertie. Rien à en tirer. C’est mort. Mais venez à nous Apollinaire et Rimbaud, et toi l’ami Trenet qui lèves tant de paysages d’une coque de bois. Qui tires de la minuscule besace d’une noix fermée des rivières et des vallons la lune en rond le vent du soir et des chevaux et des reposoirs. Et nous voilà rieurs émerveillés courant après les étincelles facétieuses jetées à poignées par un fou chantant. Ce n’était rien qu’un bout de bois, mais dans nos cœurs il tourne encore comme la clef de la porte moussue cachée au fond du jardin. Et voilà ouverts les sous-bois aux lumières liquides crissant de présences mystérieuses, plus loin encore derrière l’horizon aux étoiles nouvelles les Amazonies fabuleuses avec leurs enroulements de serpents et de lianes, leurs éclairs de jaguars… Comme vous nous manquiez capitaines des songes routiers des courses vagabondes !
« Des bouts de bois. » On appelait « forêt » la charpente de Notre-Dame avec ses chênes millénaires élevés au pinacle par tant de mains industrieuses. Une petite forêt suspendue entre ciel et terre, arche miraculeuse de nature et de grâce. Et la voilà calcinée à nos pieds, microcosme à l’image du macrocosme que nous dévastons. Un résumé de ces millions d’hectares de forêts brûlées sans merci avec la vie innombrable palpitant sous leur couvert, flore à jamais perdue, libres mouvements d’animaux inapprochés. La voilà entassée à nos pieds, la splendide chevelure vivante du monde tondue avec des brutalités de kapos.
Des bouts de bois, et le feu.
Père, je vois le bois et le feu
mais où est l’agneau du sacrifice ?
Il est là. Blanc et pur. Pure blancheur. L’aumônier des pompiers est allé le chercher dans son petit enclos consacré. Étrange mission. Quand on s’évertuait à sauver le noble monument et tous les objets précieux qu’il contenait, un pompier allait chercher « quelques miettes de pain ». Dit l’archevêque de Paris. Des miettes de pain, le vrai trésor de Notre-Dame, dit l’archevêque de Paris avec une adoration tendre.
Des miettes de pain, des bouts de bois,
Et le feu
« La seule église qui illumine est celle qui brûle » proclame un tract vengeur répandu sur la Toile.
Étrange poème qui joue avec le feu et parle sans savoir et contient sans vouloir le poison et l’antidote. La lettre qui tue et l’esprit qui vivifie.
Poème réversible à la croisée des vents à la croisée du transept au lieu précis de l’effondrement et du relèvement au point exact de notre liberté.
Avec sa troublante ambivalence d’holorime
Son aile double et contraire
Selon le typographe
« La seule Église qui illumine est celle qui brûle »
disent les baptisés.
Question de capitale
Question capitale
Un monde en bas, en bas-de-casse, capitale perdue, cité fracassée livrée à la violence égale, monotone des hommes, capitale de la douleur et de la haine.
Ou bien
Et soyez des typographes soigneux et attentifs
Un monde soulevé relevé élevé par un seul signe symbolique. Capitale de la montée. Juste une lettre portée par l’énergie ascensionnelle de la flamme et du souffle mêlés. Pareille à la flèche de Notre-Dame cherchant là-haut la lumière et le vent. Cela que pleure Manoukian dans les vers d’Aragon à l’instant de mourir : « Adieu la vie adieu la lumière et le vent ». Cela qui nous manque sans le savoir qui fait nos regrets et nos peines : un air vivant. Pour que les choses ne soient plus seulement ce qu’elles sont.
« C’est le signe que notre monde va très mal », dit un passant regardant brûler Notre-Dame. « C’est un appel à la conversion », répond de loin une journaliste américaine.
Chacun sent bien que cette œuvre mystérieuse a quelque chose à nous dire dans son langage sans mot. Allégorie, le plus grand genre de l’art, disait Baudelaire. Vision et songe parlant à nos sommeils
Vous verrez ou ne verrez pas
Entendrez ou n’entendrez pas
Mais tout est là devant vous
Le visible et l’invisible
Inscrit dans le diptyque majeur
Le fulgurant désastre
Et son au-delà
La figure de ce monde qui passe
Et sa transfiguration
En bas, ce tas de décombres, figure de nos regrets et de nos désespoirs, bois mort de nos violences tristes, de nos haines ignorantes, de nos pauvres blasphèmes. Au-dessus, la croix lumineuse. Son or inaltérable.
Bien sûr que tout est à vous, saint Paul l’a dit avant vous. « Tout est à vous, mais vous, vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu ». Voilà ce que Notre-Dame peint sous nos yeux avec douleur, avec patience, reprenant de sa main délicate nos informes barbouillages d’enfants rageurs pour en faire une œuvre de sagesse et de beauté.
Calligraphie de suie et d’or
Qui ordonne les faits et les symboles
Pour que nous ayons de quoi rêver et méditer et commenter et interpréter et questionner sur les chemins douteux dans le clair-obscur incertain sur les chemins indécis et dangereux de notre liberté qui se fatigue. Dis, énigmatique étranger, sommes-nous bien loin d’Emmaüs ?
« Le mal, c’est du bien qui n’est pas prêt », dit l’Ange qui dialogue
avec les jeunes Hongroises au bord de l’abîme
C’était au début de la Semaine sainte
Au temps où la Mort et la Vie s’affrontent
dans un duel surhumain
Que Notre-Dame a composé pour ses enfants du xxie siècle
Ce mémorial vivant de cendre et de lumière
Ce parfait auto sacramental
Admirablement conceptuel dans son architecture
cruciforme et sa logique métamorphique
selon les critiques avertis
Merveilleusement émouvant
par sa profusion d’actions et d’images
selon le public
Joué sur le Grand Théâtre du monde le 15 avril 2019
S’est déployé le mystère
Explicit mysterium