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George Desvallières, une figure paradoxale

Rencontre avec Isabelle Saint-Martin, auteur du chapitre « Desvallières peintre religieux, une figure paradoxale » du catalogue de l’exposition « George Desvallières, la peinture corps et âme » à découvrir jusqu’au 17 juillet 2016 au Petit Palais.
Publié le 17 mai 2016

 

George Desvallières, Montée au ciel du poilu encadré par des saints, le Chœur, 1931, Huile sur toile marouflée, fresque et vitraux, 590 x 831 cm, Paris, Chapelle Saint-Yves  ©P.Sebert
Narthex: Pourquoi avoir choisi d’appeler votre chapitre du catalogue « Une figure paradoxale » ?

Isabelle Saint-Martin: En accord avec Isabelle Collet et Catherine Ambroselli de Bayser*, je voulais souligner  la diversité des dimensions qui traversent l’œuvre de Desvallières : artiste fort reconnu dans le milieu de l’art de son temps, il offre une peinture qui n’a rien d’académique et demeure très personnelle. Son style expressionniste parfois très tourmenté, parfois très lumineux, ne cherche pas la facilité, les codes de séduction les plus évidents. Il dit d’ailleurs comprendre que sa peinture puisse surprendre ou déplaire.

Aussi il suggère de ne pas la mettre nécessairement en évidence dans une église, mais dans une chapelle de côté « où elle attirerait le visiteur et lui prêcherait à sa façon ». Sa peinture appelle donc à un dialogue plus intime, à une méditation singulière, même s’il a décoré des chapelles complètes comme la Chapelle Saint-Yves à Paris ou encore l’église de Wittenheim en Alsace. Le Père Couturier, que l’on connait comme le rénovateur de l’Art Sacré dans les années 1950, avait aussi senti ce côté paradoxal : « Il met en boule des gens qui devraient l’aimer et se fait respecter et admirer par d’autres qui rejettent en bloc tout son milieu et toutes ses idées. »

GEORGE DESVALLIÈRES, Dieu le père, 1920, huile sur toile marouflée, 375 x 533 cm, Chapelle Saint-Privat © P.Henriot
Pourquoi qualifie-t-on plus George Desvallières d’artiste « chrétien » que de « peintre religieux »?

Les expressions peuvent être équivalentes mais le terme « peintre religieux » peut être pris dans un sens réducteur. Or, Desvallières casse les attendus de l’iconographie traditionnelle – pour ne pas dire de son refus de l’art saint-sulpicien qui fait florès dans ces années ’20 et ’30 et contre lequel  Maurice Denis et lui se sont élevés. Un critique de l’époque résumait bien l’art de Desvallières : « Les âmes sensibles ne reconnaitront pas ici leur joli Dieu à la barbe frisée, à la chevelure bien peignée qui les regarde d’un œil si tendre ».

Ce qui fait de Desvallières un artiste chrétien, c’est sa méditation profonde sur l’Incarnation. Il est un peintre de la Passion parce que cette thématique de la souffrance, qui va revenir dans son œuvre de façon parfois obsédante notamment après la Guerre et le drame de la perte de son fils, cette thématique de la Passion est toujours profondément liée à la thématique de l’Incarnation, de la chair, de la vie. 

George Desvallières, Morts pour vous, vers 1919, huile sur toile, 100×90 cm, Collection particulière

 

 

Desvallières, comme Maurice Denis dont il était très proche, connaissait les écrits de Jacques Maritain. Dans les années vingt, dans Art et Scolastique, Jacques Maritain revient sur cette notion de l’art chrétien en disant « Soyez chrétien, ne cherchez pas à ‘ faire chrétien’ ». C’est bien ce qu’exprime Desvallières : il vit véritablement sa foi dans son quotidien, dans sa pratique religieuse. C’est son engagement personnel qui transfigure tous ses sujets qui en fait un artiste chrétien.

 

GEORGE DESVALLIÈRES, Sacré-coeur dans un éclatement, 1920, Huile sur toile, 81×65,5 cm, Collection Catherine et Xavier de Bayser ©P.Sebert
Le Père Couturier invite à « méditer la grande leçon de Desvallières qui n’a rien voulu d’autre que de parler du Christ aux hommes de son temps ». Comment s’y prend-t-il ?

Il donne une image du Christ parfois très violente qui n’est pas du tout celle de son temps : il exalte la dimension sacrificielle pour exprimer l’amour du Christ. Il exploite d’ailleurs d’une manière toute particulière la thématique du Sacré-Cœur qui parle à tous (à la fin du XIXe siècle, le Pape Léon XIII ayant consacré le monde entier au Sacré-Cœur de Jésus). George Desvallières ne reprend que rarement la représentation traditionnelle du cœur avec la petite croix au-dessus. En 1905, il représente un Christ déchirant sa poitrine pour mieux offrir son cœur.

Léon Bloy en a fait un magnifique commentaire  en découvrant un  Sacré Cœur « à  pleurer et à trembler » !  Il estime que l’œuvre risque de provoquer « l’indignation » de certains, mais il y voit le thème du Pélican qui saigne pour ses petits. Pour ma part, je trouve que cette œuvre vient en écho aux mots attribués à Saint-Bonaventure : « Par la blessure visible de la chair nous voyons la blessure invisible de l’amour ». Ce Sacré-Cœur de 1905 est pathétique et très saisissant mais en fait peu sanglant par rapport à l’iconographie de l’époque. On est frappé par la tonalité minérale de l’ensemble, la blancheur du Sacré-Cœur de Montmartre à l’arrière-plan qui forme un cadre apaisant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

GEORGE DESVALLIÈRES, LE SACRÉ-COEUR, 1905, HUILE SUR CARTON MONTÉ SUR PANNEAU PARQUETÉ, 106,5X72 CM, COLLECTION PARTICULIÈRE © CATHERINE AMBROSELLI DE BAYSER, 2010
GEORGE DESVALLIÈRES, LE SACRÉ-COEUR, 1920, HUILE SUR CARTON, 104X74 CM, SAINT-GERMAIN-EN-LAYE, MUSÉE DÉPARTEMENTAL MAURICE-DENIS

Très différent, le Christ du Sacré-Coeur de 1920 est représenté comme il l’est rarement : vieilli avec un visage buriné, couvert de haillons. Parce que Desvallières maitrise parfaitement les codes de l’iconographie chrétienne, il sait aussi s’en affranchir pour donner sa propre vision. Sa représentation de la Vierge par exemple est également singulière : il a tant médité sur les souffrances de Marie qu’il la place souvent non pas au pied de la Croix mais presque confondue avec la Croix. Il crée ainsi un parallèle puissant entre les douleurs de la Vierge et les douleurs du Fils.

Maurice Denis estimait que Desvallières « par son originalité » avait « plus de chance d’atteindre et de remuer l’esprit des masses hostiles ou indifférentes »,  or, Desvallières a reçu peu de commandes officielles pour des églises. Comment expliquez-vous cette ambivalence ? 

En effet, il a participé avec les Ateliers d’Art sacré à l’église du Saint-Esprit comme à l’église des Missions d’Epinay et il y a eu la commande officielle pour la cathédrale d’Arras, mais il a répondu aussi beaucoup à des commandes privées et fait des dons à certaines églises. Les grandes commandes reçues pour des églises restent rares. C’est une des difficultés rencontrées par les Ateliers d’Art Sacré. Lorsque Maurice Denis et George Desvallières fondent ce groupement d’artistes chrétiens, en 1919, ils espèrent bénéficier des commandes de la reconstruction. Mais les Ateliers d’Art Sacré étaient souvent trop novateurs pour l’Eglise des années ’20-30.

MAURICE DENIS, LE SACRÉ-CŒUR, 1930, HUILE SUR TOILE, 54X45 CM, MUSÉE EUCHARISTIQUE DU HIÉRON
Maurice Denis était-il plus sollicité parce qu’il était plus lisible ?

Un critique de l’époque qualifie « Maurice Denis de peintre des Mystères joyeux » tandis que, Desvallières serait « celui des Mystères douloureux ». Ce qui ne veut pas dire que dans ces Mystères douloureux il n’y ait pas l’espérance de la Résurrection, au contraire, mais cette espérance est vécue à travers la Passion. Alors que Denis est apparemment plus lumineux et plus accessible même si c’est beaucoup plus complexe que cela quand on y regarde de plus près.

Dans l’art, nombreux sont les parallèles entre le sacrifice du soldat mort pour la patrie, et le Christ mort pour sauver les hommes (on le voit dans les monuments aux morts ou les vitraux commémoratifs notamment). Qu’est ce qui fait que le traitement du sujet par George Desvallières, se démarque des autres artistes ?

Ce n’est pas seulement parce qu’il y vit le drame personnel de la mort de son fils, c’est aussi le style, l’originalité de l’artiste.  Par exemple dans les vitraux de Douaumont, il exalte le sacrifice du soldat  en le plaçant dans les bras d’un Christ puissant montant au Ciel. Il le fait en sortant des schémas convenus avec un côté très maternel. C’est ce contraste entre la violence et la tendresse, – ce joue contre joue du Christ et du poilu -, qui est particulièrement frappant.

Qu’avez-vous découvert de Desvallières en travaillant sur ce catalogue ?

En étudiant un personnage, on peut parfois relever des contradictions entre différentes prises de position, entre la vie et l’œuvre. Or, plus on entre dans l’intimité de Desvallières, plus on découvre une concordance entre sa vie, et sa peinture. Des témoignages parlent d’une profonde générosité pour son entourage, pour les jeunes artistes qu’il encourage au Salon d’Automne. Son courage est souligné : c’est un peintre qui a vraiment fait la guerre, comme chef d’un bataillon de chasseurs alpins, il a vu ses hommes mourir mais il n’a pas été peintre de guerre : il lui était impossible de remplir ses carnets de croquis pendant ses années de combat, c’est plus tard qu’il en nourrit son oeuvre. Sa foi est vécue.

Le Père Couturier disait en son temps : « Si notre art chrétien aujourd’hui a si peu de portée, c’est que ceux qui en font ne mettent presque rien de leur vie profonde et de leur cœur dans leurs œuvres ». Or dans sa peinture, Desvallières peint ses engagements, ses convictions, ses émotions, sa vie.

George desvallières et jean hébert-stevens, la rédemption, 1927, vitrail, 230×140 cm, Douaumont, chapelle de l’ossuaire, collection particulière, France ©P.Sebert

* Isabelle Collet, conservateur en chef au Petit Palais, commissaire et Catherine Ambroselli de Bayser, conseiller scientifique

Le catalogue de l’exposition « Desvallières, la peinture corps et âme » – du 15 mars au 17 juillet 2016 au Petit Palais. Publié par Les éditions Paris Musées :

Format : 22 x 28 cm
Pagination : 192 pages
Illustrations : 140
Prix TTC : 35 euros

SOMMAIRE
-Les combats d’un peintre
par Catherine Ambroselli de Bayser, théologienne, diplômée de l’Institut catholique de Paris, elle vient de publier le catalogue raisonné de l’oeuvre de George Desvallières, son grand-père maternel.

-Le choix des maîtres

-Éloge du corps
Le corps glorieux à l’épreuve de la foi par Jean-Paul Deremble, maître de conférences à l’université Lille 3, historien de l’art et théologien, vice-président du Centre international du vitrail, à Chartres.

-Choses vues
Esquisses de la vie moderne. De Londres à Montmartre par Claire Maingon, maître de conférences en histoire de l’art à l’université de Rouen, directrice de la rédaction de la revue Sculptures.

-La conversion
Desvallières versus Maurice Denis par Fabienne Stahl, docteur en histoire de l’art. Commissaire de nombreuses expositions sur Maurice Denis, elle dirige actuellement les travaux sur le catalogue raisonné des oeuvres de l’artiste.

-Sacrifice, deuil, renouveau
Desvallières en Grande Guerre par Annette Becker, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris-Ouest Nanterre La Défense, vice-présidente du centre de recherche de l’Historial de la Grande Guerre, à Péronne (Somme).

« Ne pas vernir ». Histoire d’une restauration par Stéphanie Cantarutti, Conservateur du patrimoine au Petit Palais au département des Peintures en collaboration avec Anne-Laure Feher et Dominique Vitart, restauratrices.

Desvallières peintre religieux, une figure paradoxale par Isabelle Saint-Martin, directrice d’études à l’École pratique des Hautes Études, section des sciences religieuses.

-Chronologie
-Bibliographie
-Index des personnes

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