Cette pièce est le deuxième volet d’un diptyque composé entre 1863 et 1865, et nous conduit dans les eaux profondes et obscures de la foi, à travers une figure hagiographique : la référence explicite à l’un des deux saints patrons du compositeur, Saint François de Paule, dont la transcription musicale donne une pièce descriptive à la tonalité ténébreuse.
Dans ses deux légendes, contrastées et complémentaires, Liszt s’attache à mettre en sons deux scènes vécues par les deux François : la prédication aux oiseaux par le Saint d’Assise et la marche sur les flots du Saint de Paule, en Italie. L’authenticité du second événement n’est pas certaine, mais Liszt possédait sur son bureau de Weimar, en 1849, un dessin représentant cette scène. Comme souvent dans sa démarche créatrice, un élément extra-musical suscite une œuvre musicale, et les deux saints François donnent lieu à ce diptyque pianistique, le Saint d’Assise créant une pièce lumineuse et aérienne, tandis que le Saint de Paule donne une page pianistique au rythme lourd et à l’ambiance tumultueuse.
J’évoquerai d’abord les sources littéraires de cette œuvre et la vie de ce deuxième François, moins connu que le premier, puis m’attacherai aux aspects de l’écriture qui créent l’ambiance aquatique et mystique.
1.Les sources
Liszt avait probablement lu la vie de Saint François de Paule, dans l’ouvrage Vita di San Francesco de G. Miscamarra, chapitre 35. Cet écrivain conte dans son livre les miracles de Saint François de Paule. Ce moine franciscain naquit en 1416 en Calabre, à Paola (« Paule » en français) et fonda l’ordre des Minimes, appelé aussi « Ermites de Saint-François d’Assise ». Sa renommée était telle que le roi Louis XI le pria de venir à la cour, à Plessis-lès-Tours, où François passa le reste de sa longue vie à donner des conseils aux membres de la famille royale : Louis XI, Charles VIII, Jeanne de France, Anne de Bretagne… Il fut en partie à l’origine de l’union Louis XII et Anne de Bretagne.
L’ordre des Minimes se répandit dans une grande partie de l’Europe : France, Italie, Espagne, Allemagne…
Saint François de Paule marchant sur le détroit de Messine
La marche sur les flots du saint homme n’est pas relatée dans les Acta sanctorum, mais on raconte que l’événement aurait eu lieu dans le détroit de Messine, où, à cause de sa modeste mise, aucun bateau n’aurait accepté de l’embarquer. Elle rappelle la marche sur les eaux de Saint-Pierre, lors de l’épisode de la marche sur la mer par Jésus (Matthieu 14, 22-33).
Après avoir nourri une foule de cinq mille hommes, par la multiplication des pains et des poissons, Jésus enjoint ses disciples de regagner l’autre rive en barque, pendant que lui se retire pour prier. Le soir il veut les rejoindre, mais la barque est déjà loin du rivage, battue par les flots et luttant contre un vent contraire. Alors Jésus marche sur la mer, ce qui suscite l’effroi des apôtres, qui ne le reconnaissent pas. Jésus leur dit : « Confiance, c’est moi, n’ayez pas peur ! » Et Pierre, dans le doute, lui propose de le rejoindre en marchant lui aussi sur la mer. Le vent commence à le faire sombrer, mais Jésus le relève en lui tendant la main.
Cet évangile met en lumière deux sentiments opposés, le doute et la confiance du chrétien : s’il garde les yeux fixés sur le Christ, il avance sur les eaux d’un pas sûr. S’il quitte le regard de Jésus, il sombre.
François de Paule aurait donc traversé le détroit de Messine sur son manteau étendu, à cause du refus de le faire passer par le patron de la barque Maso. Ce miracle lui donne le statut de patron des marins italiens.
2.Un piano aquatique et mystique
Liszt donne à entendre dès le début, sans prélude initial, le thème de choral qui conduira toute la pièce : en deux périodes séparées par un silence, il est énoncé dans l’extrême-grave du clavier, à l’unisson, dans une tonalité indécise et la nuance pianissimo, ce qui crée une impression de lointain. Son profil est semblable à celui de la Marche des pèlerins dans Tannhaüser de Richard Wagner, avec sa quarte ascendante en incipit, franche et massive, et ses valeurs rythmiques lentes qui dessinent les pas assurés du personnage. Ce thème caractérise la personnalité de Saint-François, habité d’une foi inébranlable et d’une assurance à toute épreuve face à l’agitation de la mer.
Portrait de Franz Litszt peint part Henri Lehmann en 1839
Le leitmotiv entame sa route, dans le registre medium, sur des eaux plutôt calmes, puis accompagné par des trémolos et des gammes qui figurent les flots bouillonnants, le thème poursuit sa traversée, malgré une tempête qui grandit, qui gronde dans des arpèges déchaînés, dans des chromatismes houleux, des traits pianistiques en mouvement contraire, des gammes et des octaves qui déferlent sur tout le clavier. A certains moments, on a l’impression que le personnage est noyé par les houles de la tempête, car on n’entend plus le thème, interrompu par des vagues qui le submergent, en arpèges rapides ascendants et descendants. Il réapparait dans le grave, sous des flots d’arpèges rapides, puis après quelques remous, connaît une apothéose dans l’aigu, sur des accords brisés qui ramènent un peu de calme.
Juste avant la fin, dans un tempo piu lento, le leitmotiv est entrecoupé de silences, et ponctué par de brefs accords arpégés, il se métamorphose en Eusebius, rêveur et mélancolique. Dans cette ambiance schumannienne, il réapparaît à la basse apaisé, quasi à nu, avant d’éclater dans une péroraison lumineuse et triomphale, dans un Mi Majeur victorieux, plein d’allégresse.
Dans tout le morceau, malgré une agitation et une accélération du fond marin donné par l’accompagnement, excepté quelques brèves interruptions, le thème conducteur reste toujours audible et au premier plan, pour montrer la supériorité du Saint sur les éléments. François croit en l’intervention divine pour dominer la situation, sans se laisser envahir par la peur, le doute, l’inquiétude.
La légende de François de Paule offre un bel exemple du piano hagiographique chez Liszt : le programme est transcendé par la musique, qui transporte l’auditeur dans un état surnaturel, hors du temps et de l’espace. Elle montre le double visage de Franz Liszt : le moine et l’amant, le fougueux et le mystique.
Après deux ans consacrés à ce blog sur les musiques sacrées, je prends un temps de pause et me tourne vers d’autres projets. Je vous invite à me retrouver à l’Institut Catholique de Paris, où je commence un cycle de conférences sur Clara Schumann le 8 février 2012.
Pascale Guitton-Lanquest
Le 15 décembre 2011
Référence de l’extrait sonore : Légende de Saint-François de Paule marchant sur les flots par France Clidat, DECCA, 1968/2010.