Dès le Xe siècle, l’évangile qui relate la Passion du Christ était mis en musique, dans toute l’Europe chrétienne. Au cours de la Semaine Sainte, des représentations exceptionnelles étaient données, afin de vivifier la foi du peuple, la plupart du temps illettré : elles tenaient lieu de catéchèse sonore et théâtrale. L’épisode de la Passion de Jésus était chanté le Vendredi saint, avec des chanteurs solistes et un chœur, qui jouaient ce drame sans costumes ni décors. Les personnages étaient le Christ, l’évangéliste et la foule, la turba, chantée par la maîtrise de l’église.
Après la Réforme, les luthériens maintinrent cette tradition, en adaptant le texte en langue allemande. La structure et le déroulement subirent quelques transformations : des chorals furent insérés au début, au milieu et à la fin des deux parties, et des arias méditatives donnèrent à l’ensemble une dimension de prière, par une suspension de l’action, comme dans les opéras.
Les protagonistes de ce drame à la fois humain et divin évoluent autour du Christ, qui vécut ces douloureux événements pour le rachat de nos péchés.
La foule des juifs, personnage collectif, sera envisagé ici, à travers les moyens d’expression musicaux qui dessinent son profil psychologique et sa relation aux protagonistes individuels de l’histoire.
Hans Baldung, dit Le Grien, La Crucifixion, XVIe siècle
La foule, chantée par le chœur mixte, revêt un poids important dans le drame en train de se dérouler. Elle a un rôle de premier plan, car elle est omniprésente de l’arrestation à la mort du Christ sur la croix. Interpellée par Jésus, Pilate, Pierre, elle est éminemment active et se permet d’interrompre à tout moment les personnages du drame, par des injonctions ou des invectives menaçantes. Bach déploie tout son sens théâtral pour exprimer les sentiments qui l’habitent : la haine, l’agressivité, l’hostilité, l’ironie ou la colère. On peut même observer une progression dans les états psychiques du peuple juif, et le compositeur a recours à des moyens efficaces pour mettre celle-ci en relief. Cette progression est autant psychologique que dramatique, les états d’âme de la foule étant les moteurs du drame.
Dès le début de l’œuvre (Première partie : numéros 3 et 5), lorsque Jésus lui demande « Qui cherchez vous ? », elle répond sur un ton agressif « Jésus de Nazareth ». Bach montre son sens dramatique en répétant la question, suivie de la même réponse, insistante et hostile.
Au moment du reniement de Saint-Pierre, la turba croit reconnaître en l’apôtre un disciple de Jésus (numéro 17) : les entrées fuguées qui posent la question sont de plus en plus resserrées, en strette, pour mettre en relief l’insistance pressante de l’entourage de Jésus, dans un climat de haine et d’hostilité : exemple, parmi de nombreux autres, du talent dramatique de Bach, avec une musique réaliste, qui exerce un fort impact sur les auditeurs.
La tension s’accroît dans la Deuxième partie, au numéro 23 : après la question de Pilate à la foule au sujet du crime commis par Jésus, celle-ci est habitée d’un énervement remarquablement exprimé par le langage de Bach : l’homophonie du début fait place à des entrées décalées, puis des doubles croches rapides et nombreuses montrent l’impatience grandissante de la foule. Le mot « nicht » est répété à quatre reprises à la fin, soulignant l’entêtement du peuple.
L’excitation augmente jusqu’au sommet dramatique de la Passion : au numéro 34, une farandole avec accompagnement de flûtes et hautbois, sur les paroles « Salut, Roi des Juifs », dévoile un ton ironique et moqueur. La menace que ce chœur contient éclate au numéro 36, sur le mot « Kreuzige » (Crucifie-le ! ) : C’est le point culminant du drame, avec l’insistante réitération du mot « Kreuzige », sur 24 mesures au total. Ce mot est littéralement martelé, sur des rythmes rapides, ce qui montre le fanatisme et le délire collectif de cette foule, qui a perdu tout contrôle d’elle-même.
AUDITION : Extrait sonore : Numéros 34 – 39
John Mark Ainsley, ténor (évangéliste), Stephen Richardson, basse (Jésus), Stephen Varcoe, basse (Pilate)
The Choir of King’s College, Cambridge, The Brandeburg Consort, dir. Stephen Cleobury
Récit évangélique ; Sei gegrüsset lieber Judenkönig (choeur) ; récit évangélique ; Kreuzige (choeur) ; récit évangélique ; Wir haben ein Gesetz (choeur); récit évangélique
Ces quelques exemples montrent que, même sans représentation scénique, la théâtralité est le fil conducteur de la Passion du Christ. La foule est bien un personnage à part entière, et tout l’intérêt de l’œuvre réside dans la relation entre le peuple juif et les protagonistes du drame. Le peuple est le meneur de l’action, il la fait avancer selon ses désirs et ses délires, alors que Jésus se laisse faire et Pilate se laisse fléchir, avec une acceptation consentie devant la fin inéluctable. La foule est un héros actif, les personnages individuels sont des héros passifs, au sein de ce drame exceptionnel.
Avec mes souhaits de bonne lecture et d’agréable écoute !
Pascale Guitton-Lanquest
Le 12 octobre 2011
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Le Temps pascal est une invitation à s’interroger sur la mort et la vie, de la Passion à la Résurrection du Christ. La Passion selon Saint-Jean est un exemple éloquent de la réflexion théologique de Bach sur l’Ecriture Sainte et la poésie spirituelle. Architecture savante structurée par une rhétorique, un symbolisme et une numérologie signifiants, cette œuvre continue de nous accompagner dans notre réflexion, par sa double dimension, liturgique et dramatique
Date de l’article : 04 mai 2011