Dans un prochain article, j’étudierai la Légende de Saint-François de Paule marchant sur les flots, qui nous emmènera dans les eaux profondes et tumultueuses de la tempête.
Pascale Guitton-Lanquest : France Clidat, vous êtes une des spécialistes les plus réputées de Franz Liszt, grâce à votre enregistrement de l’intégrale de son œuvre pianistique. Comment situez-vous Liszt dans l’histoire ? Avait-il un charisme particulier ?
France Clidat : Au-delà de l’époque à laquelle il vécut, romantique dans toutes les fibres de sa chair, Liszt était un homme du XXIe siècle, tourné vers l’avenir, en perpétuelle recherche. Il est à la fois étonnant et compréhensible que certains contemporains n’aiment pas Liszt : il est très dérangeant, il surprend, par l’aspect protéiforme de sa personnalité.
Riche en tous domaines, comblé de dons, très bel homme, séducteur, voyageur, pianiste génial, chef d’orchestre renommé, compositeur célèbre de son vivant… Cependant, malgré ses dons multiples et le sens qu’il avait de sa propre valeur, Liszt contribua à faire connaître les autres, à s’intéresser à ses pairs, car il était habité d’un grand altruisme et d’une immense générosité : là se situe son principal charisme. Or les artistes ont plutôt l’habitude de se regarder eux-mêmes, de se préoccuper de leur œuvre personnelle. La démarche de Liszt est rare, inhabituelle.
FRANCE CLIDAT, PARIS, 2011 © PGL
Il passa son temps à regarder, à aider, à écouter, à faire connaître ses contemporains, à donner des concerts pour une bonne cause : par exemple, lors de l’érection d’une statue de Beethoven à Bonn le 12 août 1845, Liszt organisa les concerts et fut le principal mécène des festivités. Sa renommée était internationale, il était l’ami d’un nombre incroyable de personnes, de toutes langues et de toutes nationalités.
Ce qui me désespère, c’est que notre époque ne connaît plus du tout cela. Je pense aux gravures sur lesquelles on voit Monsieur Liszt au centre, admiré, écouté par Messieurs Rossini, Paganini, Berlioz, par Messieurs Alfred de Musset et Victor Hugo…
Nous avons perdu cette dimension de partage : l’art, qui devrait être une œuvre commune, un échange commun, permettant à l’individu de comprendre l’autre, est devenu une activité solitaire. L’homme est de plus en plus seul, l’art n’apporte plus grand-chose à l’être humain, auditeur ou spectateur, il ne remplit plus sa mission philanthropique et spirituelle…
Au XIXe siècle, la société se rassemblait autour de l’art, tout le monde recevait l’art, tout le monde y communiait.
P. G.-L. : Il y avait le culte de la beauté, et une communion universelle grâce à l’art.
F.C. : Oui, absolument, et Liszt vivait cette merveilleuse expérience d’admirer les autres, ce qui est extraordinaire : pouvoir les aider, ne pas se dire : « Moi, moi, moi », mais « Toi, toi, toi ».
FONTAINES, VILLA D’ESTE, TIVOLI (ITALIE)
P. G.-L. : Il est un des rares musiciens qui avaient ce charisme, cette générosité d’homme de Dieu.
« Madame Liszt », parlez-nous de cette relation passionnée, sulfureuse avec Monsieur Liszt.
F.C. : Si c’est sulfureux, tant mieux, car je pense qu’il y a beaucoup de relations agréables avec le diable, et Dieu a besoin du diable. Une relation n’est jamais aisée, quel que soit le compositeur. La vie d’artiste, la relation d’un instrumentiste avec un auteur ne coulent jamais de source. J’ai aimé ce compositeur très jeune, grâce à mon premier professeur de piano, Marie-Aimée Warrôt, élève d’un des derniers élèves de Liszt, d’origine hongroise.
P.G.-L. : Dans cette approche de l’intégrale, des œuvres ont-elles émergé, vous apportant un enrichissement spécial ?
F.C. : Ce fut un travail passionnant, sur diverses époques ; le Liszt des Rhapsodies hongroises, des Etudes d’après Paganini, n’a rien à voir avec les dernières œuvres, éditées quand il avait soixante-quinze ans. C’est le fait d’évoluer avec lui qui est intéressant. Liszt a beaucoup revu et corrigé ses œuvres, regrettant d’avoir parfois édité trop tôt, demandant presque pardon au public de lui proposer une oeuvre non aboutie…
FONTAINES, VILLA D’ESTE, TIVOLI (ITALIE)
P. G.-L. : Il y avait des doutes chez lui ? Je le croyais sûr de lui, transcrivant seulement les œuvres des autres …
F.C. : Non, pas du tout, il y a dans ses manuscrits des corrections, des ratures rageuses en rouge… Le seul compositeur sûr de lui, c’est Mozart… avec le passage direct du cerveau au papier, sans retouche et sans rature…
P. G.-L. : Schubert aussi, peut-être ?
F.C. : Pas autant que Mozart. Dans le manuscrit de la Sonate de Liszt, beaucoup de mesures sont supprimées, parfois des passages entiers.
P.G.-L. : Comment avez-vous choisi les versions à interpréter ?
F.C. : Quand j’ai commencé, en 1968, j’avais cinquante œuvres dans les doigts, mais pas cent-quatre-vingt-sept ! J’ai choisi la version des œuvres la moins ancienne, la dernière mouture, à sa demande, puisque Liszt lui-même reconnaissait la version la plus récente comme la seule valable.
Par ses révisions d’œuvres, Liszt nous montre le chemin du dépouillement, en proposant des versions moins virtuoses, plus épurées. C’est un autre aspect de sa foi en Dieu.
FONTAINE, VILLA D’ESTE, TIVOLI (ITALIE)
P.G.-L. : Quelle œuvre vous a particulièrement marquée ?
F.C. : La Troisième Année de pèlerinage, c’est-à-dire le deuxième cahier de l’Italie. Notamment dans les Jeux d’eau à la Villa d’Este, j’ai eu la perception étonnante de ce que pouvait être la foi dans l’œuvre de Liszt. Cette pièce date de 1877, et fut inspirée par un lieu célèbre, que Liszt connaissait et appréciait. Au début de l’œuvre, dans un tempo Allegretto, l’eau coule sous toutes ses formes, le piano devenant le canal de transmission de cette fluidité aquatique ; or à la Villa d’Este, il y a des jardins extraordinaires, avec beaucoup d’arbres dont les branches se rejoignent en treillis au-dessus de vous… Quand il fait très chaud, cette verdure ombreuse et cette eau transparente sont bienfaisantes… Ces jardins, témoins remarquables de la culture humaniste de la Renaissance, sont agrémentés de sources,de fontaines, de cascades, de grottes, dont l’eau ruisselle de toutes parts et miroite sous le soleil.
Dans cette pièce, il faut donc que le jeu pianistique imite l’eau le plus possible : les trilles, les trémolos, les traits rapides dans l’aigu, les arpèges et gammes aquatiques, les tierces jaillissantes, tout doit faire couler le clavier, tout doit suggérer cette eau frémissante, cristalline et irisée, dans une sonorité claire et légère : faire oublier les marteaux.
Puis à un moment donné, le climat change, par un ralentissement du tempo, Un poco piu moderato, et une enharmonie qui met en exergue une citation de l’Evangile selon Saint-Jean, inscrite à cet endroit du manuscrit :
« Celui qui boira de cette eau ne sera jamais plus altéré, car l’eau que je lui donne ainsi sera pour lui source de vie éternelle. » (Jean, 4, 14)
Cette parole se situe dans l’entretien avec la Samaritaine, au moment où Jésus révèle sa nature divine à la femme de Samarie, à laquelle il vient de demander à boire au cours d’une halte au bord d’un puits, dans la ville de Sychar.
La présence de ce verset à cet endroit-là est extraordinaire, cela change l’atmosphère du tout au tout, et il faut le transmettre à l’auditeur, à travers cette mélodie passionnée, sur une pédale de ré Majeur, accompagnée par des arpèges de doubles croches.
FONTAINE, VILLA D’ESTE, TIVOLI (ITALIE)
P.G.-L. : Liszt est vraiment un grand mystique. Il cherche à transmettre, par le biais du piano, la métamorphose de l’eau bucolique, poétique, de nature humaine, en eau lustrale, baptismale, de nature divine : ce symbole est très important dans le christianisme, car l’eau du baptême plonge le chrétien dans la mort et la résurrection de Jésus, pour le faire renaître à la vie du baptisé, en le délivrant de son péché, par une totale purification.
F.C. : Assurément, Liszt est un grand mystique, et comme il le dit lui-même, à la fois tzigane et franciscain.
P.G.-L. : Il vit plusieurs vies en une seule, il conjugue toutes ses vocations avec bonheur…
F.C. : Il était trop beau, dans toutes les dimensions de la beauté ; il a vécu en homme, en créateur, en être humain attiré par l’humain et désireux de se pencher vers l’humain ; simultanément, je pense que Dieu ne l’a jamais quitté, cela faisait partie de lui, de son être le plus profond. Il avait songé à être prêtre, dans sa jeunesse, entre quinze et dix-huit ans.
FONTAINE, VILLA D’ESTE, TIVOLI (ITALIE)
P.G.-L. : Je suis séduite par la dimension religieuse de son piano, même si Liszt composa aussi de fort belles œuvres sacrées pour la voix : les oratorios La légende de Sainte-Elisabeth, Christus, plusieurs messes, des Psaumes, la cantate Via Crucis…
Peut-on parler chez Liszt d’un piano « au-delà du piano », d’un ailleurs, supra-naturel, hagiographique ?
F.C. : Chaque compositeur peut créer un ailleurs, transporter l’auditeur dans un au-delà, dans un autre monde, ce qui permet de supporter le monde dans lequel nous sommes… Ce qu’un compositeur apporte, ce n’est pas ce qu’il cherche, c’est ce qu’il est. Il ne veut pas transmettre une réalité extérieure, il en fait une œuvre, il EST. Selon sa motion intérieure, il écrit une messe, il compose un poème symphonique, parce qu’il éprouve à ce moment-là ce besoin de communier avec autrui au-delà de l’humain.
Liszt se réfère à Homère, la Bible, Dante, Victor Hugo, Byron, … parce que c’est sa manière d’exister, c’est sa raison d’être, ce n’est pas « par rapport à… », ni pour chercher à plaire à un auditoire.
Le cas de Wagner est différent : Wagner écrit et compose pour le public, pour créer un opéra allemand, pour défendre une mythologie, dans un lieu qui est son lieu, le théâtre de Wagner, à Bayreuth, au cours du Festival Wagner.
Liszt n’a jamais procédé ainsi ; il n’a jamais eu de Festival Liszt, ni de salle à lui, dans laquelle il jouait ou dirigeait ses propres œuvres. Il était toujours itinérant, allant et venant, apportant le maximum de ce qu’il pouvait apporter, dans sa générosité et dans son art. Son besoin est là, sans but quant à la réception de son œuvre. L’objectif, c’est que l’œuvre qu’il porte en lui ait son existence propre, c’est qu’elle SOIT, de l’écriture de la partition jusqu’à l’audition de l’oeuvre, indépendamment de sa réception par un public.
C’est le fait d’un génie, qui savait ce qu’il valait, mais qui éprouvait de l’humilité devant la grandeur de la vie et la grandeur de l’esprit…. Serviteur, toujours !
PASCALE GUITTON-LANQUEST & FRANCE CLIDAT, PARIS, 2011 © PGL
P. G.-L. : Pour conclure, si vous deviez résumer Franz Liszt en deux mots ?
F.C. : Je le baptiserais « Liszt le Grand ».
Entretien réalisé le 6 avril 2011 à Paris
Pascale Guitton-Lanquest
Le 22 juin 2011