« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » Pardonnez-moi la trivialité du propos, mais il colle à la sensation éprouvée « au contact » d’étonnantes sculptures d’Auguste Rodin. Rodin a beau être auguste et inspirer la vénération, il est bon de ne pas trop se fier à la galerie officielle des chefs d’œuvre patentés. Et de regarder, par exemple, Tête et mains des Bourgeois de Calais surmontées d’une figure ailée ou Nymphe pleurant et torse masculin. Ces plâtres, tous deux datés de 1900 ou plus, assemblent sans souci de proportions ni du moindre réalisme, des fragments de corps en de monstrueux entassements. Les déhanchements, le coude droit décalé sur le genou gauche du Penseur, l’écartèlement des cuisses d’Iris ou la représentation d’un père dévorant ses enfants ne suffisent plus ! Le tragique de la destinée humaine requière excès et dissonances des formes, greffes aléatoires et hybridation « où chaque membre se rend virtuellement capable de former un nouvel organisme »1.
Ces organismes nouveaux me semblent trouver un point d’orgue dans le travail du sculpteur autrichien Bruno Gironcoli disparu en 2010. Lorsque le 22 avril dernier, des circonstances inattendues m’amènent à pénétrer le premier dans le nouvel espace inauguré par la galerie CLEARING à Bruxelles2, l’impressionnante exposition d’œuvres monumentales intitulée One body two souls attise mon désir de confronter le travail des deux sculpteurs. Seul quelques instants avec des sculptures aux reflets métalliques que nimbe la lumière zénithale, je retrouve leur pouvoir de fascination un rien maléfique.
Depuis ma découverte de Soap Lux sur les Champs-Elysées en 1999 et surtout l’espace qui lui est consacré à la 7ème Biennale de Lyon en 2003, c’est la galerie parisienne de Bernard Jordan qui permet de découvrir peu à peu des éléments qui entreront dans la composition des pièces monumentales. Ces formes créées par Bruno Gironcoli inquiètent. Elles me rappellent qu’une œuvre d’art réveille et trouble ma quiétude, proche de l’assoupissement. Ne devrait-elle pas plutôt me rassurer et me consoler avec douceur ? Non. Une œuvre d’art authentique appelle toujours au-delà. Littéralement, elle provoque. Mais est-ce une raison pour évoquer les pires tropismes de pulsions maladives ?
Si la tendance expressionniste de quelques œuvres de Rodin semble bien éloignée de l’étrange symbolisme de Gironcoli, un point commun pourtant incite à la comparaison : la recomposition de fragments préexistants. L’exposition du centenaire au Grand Palais3 montre bien un Rodin expérimentateur dont l’atelier constitue un gigantesque réservoir de formes dans lesquelles il puise, taille, assemble, agrandit et recompose sans cesse. Le processus créatif participe peu à peu de son œuvre et la dynamise. Ce sont ces « greffes aléatoires et hybridations » de toutes sortes qui construisent un univers glaçant sous la main de Gironcoli. D’autant plus efficace qu’il ne peut tenir qu’avec notre concours et celui de nos cauchemars. Des machines fécondées par les vivants qu’elles torturaient engendreraient les fœtus d’une autre civilisation ? Sous l’apparence d’un mobilier fantastique agrémenté de bibelots décoratifs ? Dans ces visions déconcertantes, on retrouve quelques constantes : corps de bébés blessés, animaux prêts à consommer, objets composites inutilisables, uniformément argentés ou dorés. Bienvenue en Nibelheim !
Si la tendance expressionniste de quelques œuvres de Rodin semble bien éloignée de l’étrange symbolisme de Gironcoli, un point commun pourtant incite à la comparaison : la recomposition de fragments préexistants.
Ces descentes aux enfers de la création artistique hurlent jusque dans la déformation des formes et la défiguration des figures ; elles appellent au-delà d’une beauté mondaine vers la beauté outrepassée du Ressuscité.
– Michel Brière
Au service du Monde de l’art
ABA L’Aumônerie des Beaux-Arts et des jeunes artistes.
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1 – Georges Didi-Huberman, ‘’Figée à son insu dans un moule magique…’’ Anachronisme du moulage, histoire de la sculpture, archéologie de la modernité dans : Les cahiers du Musée National d’Art Moderne n° 54, 1995, p.81-113.
2 – Avenue Van Volxemlaan 311, 1190 Brussels http://www.c-l-e-a-r-i-n-g.com
3 – Voir la revue de l’exposition dans les pages de Narthex en cliquant ici.