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[Décryptage] La joie, fille des larmes

« Heureux ceux qui pleurent ! » Pour les chrétiens la consolation vient de la Résurrection du Christ. Mais, pour goûter la vraie joie, ne faut-il pas consentir à laisser couler nos larmes ? Loin d’être une faiblesse, elles sont une douceur, quelque chose de l’intériorité qui vient au jour, un flux qui signifie que l’on baisse la garde pour accueillir l’inattendu qui enrichit nos vies.
Publié le 06 décembre 2020

Vasily Dmitrievitch Polenov (1844-1927), La joie annoncée aux pleurs,  vers 1890-1900, Musée régional d’art de Samara, © WIKIART

Une femme, vêtue de bleu, surgit souriante (Fig. 1). La lumière entre par la porte qu’elle ouvre, on le devine, avec un certain fracas. Une autre, voilée de blanc, se redresse et la regarde. Nous voyons dans l’ombre, à droite devant le brasero, un homme se tourner vers elle. Les autres habitants sont sans visage ; encore enroulés dans un chagrin commun, ils sont paradoxalement seuls. Cette porte ouverte fait entrer dans la maison-grotte la lumière, la vie, l’espoir. Ils évoquent les récits de la Résurrection, mais ici c’est la suite qui nous est contée, peut-être pour nous inviter, avec les hommes et les femmes de cette maison, à sortir du tombeau ?

La vie du Christ en images

Il s’agit d’un tableau de Vasili Polenov, peintre russe de la fin du XIXe siècle. Porté par le mouvement des Ambulants et inspiré de La vie de Jésus d’Ernest Renan (un livre qui eut un impact considérable sur les peintres et les écrivains russes), Polenov produisit nombre d’œuvres d’art religieux, intitulées La vie du Christ. Cet artiste collecta une vaste documentation lors de voyages au Moyen-Orient (1881-1882), là où « chaque pierre qui a vu le Christ » et témoigne de son existence terrestre. Durant plus de quarante ans, il se consacrera à ce qu’il nomme « l’œuvre principale de sa vie » : rechercher la vérité historique pour redonner traits au « Jésus de l’histoire », à son humanité au sein d’une humanité ordinaire. Il peindra ainsi, de 1899 à 1909, plus de soixante toiles, qui ne sont pas des icônes, et ne sont pas destinées à la liturgie.

La joie fille de la douleur 

Les titres de ces œuvres sont tirés de versets de l’Evangile. Celui de ce tableau, « La Joie annoncée aux pleurs », difficile à traduire, peut être rapporté à l’évangile selon saint Matthieu : « vite, elles quittèrent le tombeau, remplies à la fois de crainte et d’une grande joie, et elles coururent porter la nouvelle à ses disciples » (Mt 28, 8).

Mais l’image est celle de Marie-Madeleine, première disciple : « Ressuscité le matin, le premier jour de la semaine, Jésus apparut d’abord à Marie-Madeleine, de laquelle il avait expulsé sept démons. Celle-ci partit annoncer la nouvelle à ceux qui, ayant vécu avec lui, s’affligeaient et pleuraient » (Mc 16, 9-11). Et comme les larmes, la joie est communicative.
L’Esprit s’engouffre dans nos blessures pour les transformer en gloire.

L’art chrétien depuis les premiers siècles, ne séparera pas la croix de la gloire et le corps glorieux du Christ ressuscité est un corps marqué des stigmates. Cette exaltation des blessures, rendues glorieuses, rejoint mystérieusement l’art (ou la technique) du Kintsugi au Japon : un objet brisé est réparé de façon très visible, par un filet d’or qui souligne sa blessure et sa réparation. L’objet est exalté en ses blessures par l’or, qui le rétablit dans son intégrité et le rend plus beau et plus précieux qu’avant la brisure.

Nous sommes, nous aussi, des vases fragiles (2 Co 4, 6-8). « C’est par Ses blessures que nous sommes guéris » (Is 52,13 – 53,12 ; 1 P 2,20b -25). Pour y parvenir, il nous faut passer par la douleur, tissée de tendresse, lavée par les larmes et traverser le pays « derrière les larmes », selon le beau titre du recueil de poèmes de Jean-Pierre Lemaire.

Le sourire en pleurs d’Andromaque

Incarnation de ce « sourire en pleurs », Andromaque n’a pas seulement inspiré Racine, mais nombre de générations d’hellénistes.

Les adieux d’Andromaque, Astyanax et Hector, cratère à colonne apulien à figures rouges, v. 370-360 av. J.-C., Musée national du palais Jatta à Ruvo di Puglia (Bari). WIKIMEDIA COMMONS

Dans l’Iliade, au chant VI, le héros troyen Hector, avant d’affronter la colère d’Achille, fait ses adieux à son épouse Andromaque et à son bébé Astyanax. Ils mêlent, à plusieurs reprises, les larmes des époux au sourire de leur tendresse de parents. Leur bébé, dans les bras de sa nourrice, s’effraie de l’accoutrement guerrier d’Hector, de l’éclat d’airain de son casque à la crinière flottante ; alors « le père et la mère se mettent à sourire ». Hector dépose à terre son casque de guerrier pour se livrer à sa tendresse paternelle, puis « il remet son enfant dans les bras de son épouse chérie, qui le presse contre son sein avec un sourire mêlé de larmes »  (Fig. 2) (chant VI, vers 404-406, 471 et 484 du chant VI, traduction Eugène Bareste, 1841.)

Le malheur innocent de l’enfant

« C’est par là que l’Iliade est une chose unique, par cette amertume qui procède de la tendresse, et qui s’étend sur tous les humains, égale comme la clarté du soleil. La tragédie d’Hector est rendue plus sensible à l’auditoire par la présence même de ce petit enfant que chérit le héros au-dessus de tout » dit Simone Weil dans « L’Iliade ou le poème de la force ». Les pleurs, comme le sourire qui se lève derrière ce rideau de larmes, sont ce qui reste d’humain dans l’inhumanité. Comme Astyanax, qui connaîtra un destin funeste, les enfants, qui sont l’image même de la victime innocente, en portent singulièrement le poids.

Extrait d’un recueil de poésie concentrationnaire, en voici un poignant exemple :
« Il met le tablier en caoutchouc/Enlève la casquette S.S./Pose un regard froid/Sur l’enfant qui pleure doucement,/Se penche sur lui…/A lui, à Hans Kluge,/Sous ses larmes/L’enfant sourit ! » (Karel Barta, « La cruauté, le Chirurgien », Ces voix toujours présentes, anthologie de la poésie européenne concentrationnaire, Presses Universitaires de Reims, F.N.D.I.R.P., 1995, p. 183.)
Avril qui rit et qui pleure (Shelley)
 

A cet hiver des larmes, succède le printemps lumineux de la Résurrection, et l’Evangile va bien plus loin que les vers d’Homère.

Rogier van der Weiden, Descente de croix, avant 1443, Musée du Pardo, Madrid Wikimédia commons

Que de larmes coulent sur le velouté des joues sur la Descente de croix de Rogier van der Weiden (Fig. 3) ! Les quatre évangiles nous font le récit de cette scène (Mt 27, 57; Mc 15, 42 ; Lc 23, 50 ; Jn19, 38.) Ces larmes sont le terreau fertile, et sans doute nécessaire, de la joie de la Résurrection. « Qui sème dans les larmes moissonne dans la joie : il s’en va, il s’en va en pleurant, il jette la semence ; il s’en vient, il s’en vient dans la joie, il rapporte les gerbes. » (Ps 126 [125], 5-6.)  Dans le silence de la nuit pascale, le corps du Christ a été déposé en terre comme un grain de blé. Descendu aux enfers « Il remonta gerbe et pain nouveau. / Bénie soit son offrande. » (Ephrem de Nisibe, De Resurrectione, Hymnes pascales, SC 502, 2006.)

DE G. À DR. : Rogier van der Weiden, Descente de croix, (détAIL), Wikimedia commons – Hélène Mugot : « Du sang et des larmes », (détAIL) 2004, © HÉLÈNE MUGOT

Ces larmes de cristal, peuplant l’art de la fin de la Renaissance, sont rejointes par les œuvres d’Hélène Mugot (Fig 4a). Cette artiste, à partir des larmes de Marie-Madeleine, offre des murs perlés de gouttes de cristal reflétant la lumière, vibrant hommage à celle qui la première a reçu le don des larmes. Elle place parfois ces petites « lampes sans feu », côte à côte avec des gouttes dont le rouge carmin dit la lumineuse profusion du sang du Christ, versé pour nous en averse féconde (Fig 4b).

Et nous, comme sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face, recueillant les fruits de l’Amour de notre Dieu, toujours essayons que nos « larmes se changent en sourires » … sans modération !

Sylvie Bethmont
Ecole cathédrale, Collège des Bernardins, Paris

Pour aller plus loin :

Paul Antin, « Sur le rire en pleurs d’Andromaque », Bulletin de l’association Guillaume Budé 3, octobre 1961, p. 340-350.
Aux sources d’une image, site Narthex.fr
Olivier Clément, Le chant des larmes, DDB, 2011.
Jean-Pierre Lemaire, Le pays derrière les larmes, nrf, Gallimard, 1982 (rééd. 2016) ; et : « Eloge des larmes », Panorama, novembre 2020.
Site Hélène Mugot : www.helene.mugot.com
Simone Weil, « L’Iliade ou le poème de la force », Cahiers du Sud 1940-1941, repris dans B. Knox, S. Weil, L’Iliade, poème du ΧΧΓ siècle, Paris, Arlea, 2006, p. 127-158.


Mes sincères remerciements vont à Monique Grandjean et à Valérie de Maulmin pour nos échanges.

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