A première vue, c’est un homme. Emporté, semble-t-il, par un tourbillon ascensionnel. De près, on croirait une nuée d’insectes ou un nuage de cendres, un vertige menaçant agité d’un mouvement trépidant. La pointe sombre du graphite marque la chair claire du papier d’innombrables impacts – clous, incises, entailles ? – comme sous les coups secs d’un marteau. Violence d’un geste tout entier contenu dans cette écriture vibrionnante, tracée comme autant de ratures ou de blessures. On songe aux plaies d’Egypte…
Mais, pour peu que l’on s’éloigne, le chaos prend forme et le corps de l’homme émerge de ce jaillissement d’infimes particules qui le nimbe, tel une aura. Il se dresse vertical et longiligne, quasi-nu, dépouillé à l’extrême. Un simple linge ceint sa taille. Tête inclinée sur son sein droit, yeux clos, est-il mort, évanoui ou assoupi? Le tourbillon contredit pourtant l’abandon : rien de cadavérique ni d’affaissé dans cette chair en expansion, comme dilatée par la spirale qui soulève corps, barbe et chevelure d’un même élan. Bras immensément ouverts, pieds joints l’un à l’autre, il s’élève aimanté, entraînant dans son sillage cette myriade d’électrons dansants qui le drape en tournoyant.
Dès lors, ne sommes-nous pas invités ici à questionner ce que nous voyons : qui donc est cet homme en mouvement? Oui, qui est pour nous cet homme dont certains attributs s’accordent à nous indiquer qu’il s’agit du Christ? En quête d’indice, on cherche sur le cartel attenant : « Noyau cosmique (2012), graphite embouté à une perceuse, 220,5 x 151 cm ». Nulle mention explicite pourtant, nulle croix non plus, juste ce pauvre linge, ultime habit du corps, ces multiples stigmates qui semblent le cribler autant que l’animer, et cette posture d’ouverture et d’abandon entre recueillement et offrande radicales. Car savoir que ce Noyau cosmique est l’œuvre de l’artiste Yazid Oulab, de confession musulmane et d’obédience soufie, ne doit pas nous faire oublier ceci : qui est pour moi cet homme en qui je reconnais le Christ ? Cet homme s’offrant et accueillant l’humanité tout entière, ici derviche tourneur pris dans une transe mystique (en islam, Jésus est enlevé aux cieux sans passer par le supplice de la croix), en suspens entre l’au-delà et l’ici-bas ?
Face à ce Tout Autre, suis-je apte à laver mon regard de tout désir de possession, à témoigner d’une confiance toujours neuve, d’une foi vivante et assoiffée? Est-il ce « prophète Jésus, de Nazareth en Galilée » (1), Christ cosmique revêtu de la gloire de Dieu manifestée dans ce jeu de volutes interrogeant les origines de la matière? Est-ce ce roi « plein de douceur » (2) et d’amour, outragé et persécuté, qui hérite de la terre et invite tout homme à se mettre en route avec lui ? Est-ce cet homme qui inlassablement marche et « va tête nue. La mort, le vent, l’injure, il reçoit tout de face, sans jamais ralentir son pas. A croire que ce qui le tourmente n’est rien en regard de ce qu’il espère. A croire que la mort n’est guère plus qu’un vent de sable. A croire que vivre est comme il marche – sans fin. » ? Un Christ en marche, noyau lesté du poids du vécu de l’humanité qu’il porte, qui rencontre de plein fouet les épreuves et va à la rencontre de son Dieu et Père…
Dès lors, suis-je moi aussi en marche à sa suite, en quête de conversion ; retour à ma nuit intérieure pour dissoudre les ténèbres du monde par ouverture au plus vaste ? Suis-je animée du désir insatiable de revêtir le Christ pour être membre de ce corps, ‘nous’ jaillissant tissé de multitude, pélerinant vers une nouvelle naissance ? Pour, de cendres et poussière, devenir flamme ardente et feu mouvant.
Odile de Loisy
Notes
1 – Cf. Matthieu 21, 10-11 : « Quand il entra dans Jérusalem, toute la ville fut agitée : « Qui est-ce ? », disait-on, et les foules disaient : « C’est le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée. » »
2 – Cf Matthieu 21, 5 (Bible de Louis Segond, 1910) : « Dites à la fille de Sion: Voici, ton roi vient à toi. Plein de douceur, et monté sur un âne. Sur un ânon, le petit d’une ânesse. »