En dépit d’une apparente simplicité, le motif de l’Arbre de Jessé fait entrer en résonance des éléments textuels et figurés, avec une complexité que le résultat final ne laisse pas deviner. Car cette plante symbolique s’enracine tout autant dans les textes de la Bible que dans la mystique, le chant, la liturgie. Si la Bible décrit bien des arbres, à commencer par ceux du Paradis terrestre, l’Arbre de Jessé n’y figure pas, c’est une invention iconographique qui unit l’Ancien et le Nouveau Testament.
Aux origines. Une floraison de textes et de commentaires
L’une de ses sources textuelles est une prophétie d’Isaïe et l’autre le début de l’évangile selon saint Matthieu. Cette prophétie était lue lors du deuxième dimanche de l’Avent :
Virga de radice Jesse
Et flos de radice eius ascendet
et Requiescet super eum spiritus Domini
Une tige montera de la souche de Jessé (le père du roi David) / et une fleur, (comme on le traduisait au Moyen Age), jaillira de ses racines.
Isaïe annonce le Messie, apportant le salut, né dans la chair des hommes, descendant de Jessé le père de David. Le commencement de l’évangile selon saint Matthieu donne la liste de cet engendrement dans la chair (Mt 1, 1-16).
Tertullien, au II° siècle, considère la Vierge Marie comme le rameau ou la tige, dont la fleur est le Christ. Lorsque saint Jérôme, au IVe siècle, commente Isaïe 11, il nous invite à méditer cette floraison en Christ :
Dans la fleur nous reconnaissons le Seigneur, notre sauveur, qui dit dans le Cantique des Cantiques Je suis la fleur des champs et le lys des vallées (Ct 2, 1.)
Cette lecture, jouant sur l’homonymie entre virga la tige et Virgo la Vierge, ne cesse d’être reprise tout au long du Moyen Âge. Autour de l’an Mil, un répons Stirps Jessé (la tige de Jessé) est chanté pour l’office de la Nativité de la Vierge ; la tradition attribue au roi Robert le Pieux (mort avant 1031) sa mise en musique.
Stirps Jesse virgam produxit, virgaque florem /
Et super hunc florem requiescit Spiritus almus/
Virga dei genitrix Virgo est/ flos Filius ejus
(La souche de Jessé a produit une branche et la branche une fleur / et sur cette fleur l’Esprit divin s’est posé / La Vierge mère de Dieu est la branche et son fils est la fleur / Et sur cette Fleur l’Esprit divin s’est posé).
Une longue tradition d’images
L’iconographie de l’Arbre de Jessé va suivre un chemin à travers les siècles, et l’élévation naturelle de cette plante mystique dont la floraison est le Christ, trouvera son expression majeure dans les vitraux. Ainsi, l’abbé Suger (1081-1151), rénovateur de la basilique de Saint-Denis, peut sans doute revendiquer la paternité du premier Arbre de Jessé réalisé en vitrail dont il orne le nouveau chevet. Il s’en explique ainsi :
Nous avons fait peindre de la main exquise de nombreux maîtres venus de différentes nations les nouvelles verrières, splendides dans leurs variétés, depuis la première (in capitae ecclesiae) qui commence par l’arbre de Jessé (Stirps Jesse) au chevet de l’église.
Suger, Liber de rebus in administratione sua gestis, (Traduction Françoise Gasparri, Les Belles Lettres, 1996).
Durant le XIVe siècle le thème de l’Arbre de Jessé connaît une sorte d’éclipse dans le vitrail pour réapparaître en force et en beauté à la fin du XVe et durant toute la Renaissance, dont ce thème est l’un des fleurons de l’art du vitrail. Cette histoire iconographique, multiséculaire, a pu être renouvelée à la fin du XXe siècle dans une petite église de la Brie.
Les verrières de l’arbre de Jessé à Varennes-Jarcy
Un vitrail du XIIIe siècle, représentant l’arbre de Jessé, est conservée au musée de Cluny ou du Moyen Âge à Paris (Fig.1). Contemporain des verrières de la Sainte-Chapelle de Paris, il provient d’une abbaye construite en bordure de l’Yerres par la Comtesse Jeanne de Toulouse (1220-1271) ; épouse d’Alphonse de Poitiers elle était la belle-sœur de saint Louis. Lorsque les bâtiments de cette abbaye furent détruits au XVIIIe siècle, l’abbesse offrit à la proche église paroissiale, Saint-Sulpice de Varennes quelques vitraux en provenant. Ils représentaient des saints et l’arbre de Jessé. Acquis par l’Etat en 1885, ils seront déposés en 1950 au musée du Moyen Âge à Paris.
Ici, la Vierge Marie forme la jonction, le point de passage entre l’Ancien et du Nouveau Testament (Fig. 1-A droite). Grâce à son « oui » la croissance de cet arbre prophétique, qui part des premiers rois d’Israël, se poursuit jusqu’au Christ. Au sommet, la tige de l’Arbre de Jessé s’épanouit, pour porter le Sauveur sur lequel veillent trois colombes évoquant les dons de l’Esprit.
Dans sa deuxième homélie de l’Avent, saint Bernard médite l’Incarnation ainsi :
O Vierge, rameau sublime
Tu dresses bien haut ta tige sainte
Jusqu’à celui qui siège sur le trône
Le Seigneur de Gloire !
Au XXe siècle, de nouveaux vitraux, entre tradition et innovation
La petite église Saint-Sulpice de Varennes-Jarcy d’où ont été déposés ces vitraux, se présente comme un vaisseau unique fermé par un chevet plat, ouvert par trois grandes baies (Fig. 4 A gauche).
A la faveur de la rénovation de l’église, durant la dernière décennie du XXe siècle, certaines fenêtres ont été réouvertes, et les verrières industrielles, qui subsistaient, durent être remplacées. Les mécanismes d’une commande publique se sont instaurés ; l’association des amis de l’église lançant un appel d’offre, soutenue par la DRAC d’Ile-de-France et le Conseil Général de l’Essonne, avec l’appui de la direction régionale aux affaires culturelles et de la délégation aux arts plastiques. Le programme des dix baies à pourvoir de nouveaux vitraux, formant un ensemble d’environ 40 m2, devait être conforme au thème de l’Arbre de Jessé. Trois artistes se retrouvèrent en compétition : Carole Benzaken, Philippe Favier et Jean-Pierre Pincemin. Le projet de Carole Benzaken avec le concours de Gilles Rousvoal, maître-verrier aux ateliers Duchemin, fut finalement retenu. Carole Benzaken (née en 1964 à Grenoble) … est alors dans sa période « tulipes ».
Une fleur, la tulipe
Durant ces années 1990, cette artiste peint des tulipes, des fleurs réalistes, uniquement rendues par la couleur, en images cadencées comme une succession de séquences photographiques (Fig. 2). C’est donc le motif de la tulipe qui va donner naissance aux fleurs de verre qui garnissent tous les vitraux de l’église de Varennes-Jarcy. Elles expriment la quintessence de l’Arbre de Jessé : la tige, la fleur, la croissance, mais aucune figure humaine ne les habite.
De la maquette au vitrail, une œuvre à quatre mains
Il fallut toute la délicatesse du maître-verrier, Gilles Rousvoal, lui-même créateur de vitraux, pour se mettre au service de la création de cette artiste et la conduire à créer cet ensemble, sans se départir de ses propres chemins de verre. Les maquettes préparatoires ont été travaillées au fusain par Carole Benzaken, à la recherche de contrastes et de jeux de valeurs, et furent mises en couleurs (Fig. 3).
L’ensemble de ces vitraux peut être considéré comme un résumé de toutes les techniques du travail du verre à vitrail au cours des siècles. La couleur blanche est celle de la masse de verre. Les pièces peuvent être doublées, puis gravées à l’acide fluorhydrique, ce qui permet de retrouver la couleur blanche ou la couleur sous-jacente, ces gravures donnant des aspects nuageux (Fig. 4). Les verres sont plaqués, doublés rouge sur blanc comme ceux du Moyen Âge. Le verre rouge est si opaque qu’il convient de le mélanger à du verre blanc, ou de le doubler avec une feuille de blanc. Du jaune d’argent, technique de peinture sur verre aux oxydes métalliques employée dès le XIVe siècle, est placé au revers de certains verres colorés. Ici, le rouge sang est dit de sélénium, et le jaune est un jaune orangé, un jaune sélénium. La couleur rosée est un rose à l’or mis au point à la fin du XIXe siècle. Sans en connaître la technique, on peut simplement se laisser happer et conduire par cet ensemble saturé de couleurs et de reflets qui nous accueille à l’intérieur de l’édifice.
En tête, les vitraux du chevet
Lorsque l’on entre, nous sommes conduits jusqu’au chevet plat, ouvert par une vitrerie formant comme un triptyque (selon les mots mêmes de l’artiste) (Fig. 4). Les variations de la lumière construisent l’atmosphère colorée de cet édifice orienté dont le chevet est tourné vers le soleil levant.
La plus haute verrière (ou lancette), comme à Saint-Denis place au centre du chevet la germination de l’Arbre de Jessé. Les fleurs de cette maîtresse-vitre sont coupées, offrant l’image de calices rouge et roses, rappelant le sacrifice eucharistique se déroulant sur la pierre d’autel qu’elles surplombent. La couleur verte unifie l’ensemble et les tiges rigides, taillées dans un verre uni, rythment et stabilisent l’ensemble. Sur la lancette de gauche, les tulipes bleues, pourpre-noir, rouge-sang évoquent la Passion. A droite, les tulipes épanouies rouges, pourpres et blanches évoquent le jaillissement du nouvel arbre de vie qu’est la croix.
En partant de cette ouverture trine, de chaque côté de la nef, deux fois trois verrières latérales déclinent leurs divers coloris. Au nord, du côté du vitrail de la Passion du chevet, sourdent les bleus-violets, les blancs, verts et jaunes. Au sud, du côté de la verrière de l’arbre de vie, éclatent les jaunes, les roses et les orangés (Fig. 6).
Envoi
Il faut, pour sortir, passer sous la dixième verrière, isolée au-dessus de la porte, qui rayonne du côté ouest.
C’est la seule verrière qui nous invite au passage, lorsque la prière ou l’Office se termine. Traversée par la lumière du couchant, elle est celle de l’envoi, figurant le baptême, à la floraison blanche et or. Elle nous rappelle l’antienne de Pâques et la condition de tout baptisé : « Vous tous qui avez été baptisés vous avez revêtu le Christ » (Fig.7).
Sylvie Bethmont-Gallerand
Enseignante à l’Ecole Cathédrale, Collège des Bernardins, Paris
Pour aller plus loin :
Anita Guerreau-Jalabert, « La Vierge, l’Arbre de Jessé et l’ordre chrétien de la parenté », Marie, le culte de la Vierge dans l’Occident médiéval, Paris, Beauchesne, 1996, p. 137-170.
Carole Benzaken et les Ateliers Duchemin, Vitraux de l’église Saint-Sulpice de Varennes-Jarcy, Chronique d’une commande publique en Ile-de-France, Direction des affaires culturelles d’Ile-de-France, 2002. (Ouvrage d’où provient l’iconographie de cet article).
Christine Langrené, Benzaken à Varennes (préface de Philippe Piguet, notes de Gilles Rousvoal) Editions EREME, 2004 (avec le soutien de la galerie Nathalie Obadia) ISBN 2-915337-10-1
Etienne et Jeanne Madranges, L’arbre de Jessé, de la racine à l’Esprit, Bibliothèque des introuvables, 2007, ISBN978-2-84575-294-8.
Voir aussi sur Narthex.fr :
– Chagall, Soulages, Benzaken…l’essor exceptionnel du vitrail contemporain depuis 1945
– « Lumière et création » aux Ateliers Duchemin
– Ouvrage : « L’art actuel dans l’Église, de 1980 à nos jours » aux éditions EREME