Depuis le 5 juin 2010 une fascinante expérimentation artistique est en cours dans la crypte de la cathédrale de Lund, en Suède1. Il s’agit d’une œuvre de l’artiste contemporain Mikael Lundberg (né en 1952), intitulée – de façon plutôt poétique ou mystérieuse – « Traces d’une mémoire en cours » (Spår av ett pågående minne). Dans un large mais peu profond bassin, placé à hauteur d’yeux, Lundberg a versé un mélange de sel et d’eau, livré à lui-même pendant trois mois, jusqu’à la fin du mois d’août. Une fois l’installation en place, l’artiste n’intervient plus et laisse le sel et l’eau interagir, cette dernière s’évaporant progressivement et laissant la place à des amoncellements de cristaux salins. Au début, le mélange est liquide et homogène, donnant à voir une surface blanche et lisse ; puis, le temps passant, des formes se créent, le niveau de l’eau baisse lentement et les cristaux de sel fraichement formés vont prendre de plus en plus de place, ils définiront éventuellement un nouveau « paysage », fait de vides et de pleins, de creux et de bosses, dont personne ne peut prévoir la cartographie à l’avance, pas même l’artiste puisqu’une fois le dispositif installé, il adopte la même place que nous : observateurs du temps qui passe et de la mémoire qui se matérialise sous nos yeux.
Le temps est au centre de cette œuvre – le temps comme changement et comme élaboration de la mémoire au présent. Les questions liées à la temporalité ont depuis longtemps été au cœur du travail artistique de Mikael Lundberg qui, en se concentrant sur certains phénomènes, certains processus, tente de rendre visible le passage du temps et certaines de ses caractéristiques. Ainsi, il a par exemple installé à plusieurs reprises un énorme cube de bitume dans des musées et des galeries, le livrant à son propre sort dans une démarche assez similaire à celle de Traces d’une mémoire en cours. Le bitume n’ayant aucune tenue s’il n’est pas inclus dans une structure, le cube de Lundberg s’affaisse au fil du temps, passant lentement de sa forme cubique initiale à un amas sans forme2. L’artiste, lit-on dans la revue de presse de l’exposition dans la crypte de la cathédrale de Lund, crée des micro-environnements dans lesquels « il isole et expose les forces qui affectent constamment le monde, la manière dont la matière dans l’univers est lentement et continuellement redistribuée, parfois avec comme résultat une grande beauté »3. Ce qui se passe à un niveau microscopique est donc le possible reflet du plan macroscopique.
Celui qui reviendra à plusieurs reprises pour observer le bassin installé dans la crypte de la cathédrale de Lund pourra effectivement constater le changement imputable à la fois à l’écoulement du temps et aux lois naturelles qui régissent la formation du sel. Cependant, cette métamorphose est extrêmement lente et ne peut être remarquée lors de la première expérience de l’œuvre car les cristaux se forment dans un laps de temps que nous ne pouvons voir à proprement parler. Alors que l’on regarde le bassin, tout est immobile. Mais Lundberg montre avec force que ce n’est qu’une apparence, une illusion, et qu’« en réalité », à un autre niveau de visibilité les éléments à l’intérieur du bassin sont en mouvement. Pour la perception humaine, ce n’est qu’à partir des visites ultérieures que le changement peut être constaté, par comparaison, et sur la base de la mémoire de la ou des visite(s) antérieure(s). De la sorte, l’œuvre est également une réflexion sur la formation de la mémoire, qui se constitue dans l’instant présent, sous nos yeux, mais ne sera compréhensible en tant que mémoire que plus tard, avec du recul, une durée nécessaire. Ainsi, les cristaux de sel sont en train de prendre forme, de se transformer sous nos yeux sans que pour autant nous puissions voir ce changement dans l’instant présent ; mais dans ce même instant, une mémoire est inéluctablement en cours d’élaboration.
Avec Traces d’une mémoire en cours – comme avec nombre de ses œuvres – Lundberg met aussi en avant un principe qu’il considère fondamental dans la temporalité des phénomènes naturels et qui peut aussi être parfois rapporté à l’organisation de l’humanité : l’entropie4 Cette notion relevant de la thermodynamique exprime le désordre, plus précisément le degré de désordre d’un système, qui représente une formidable forme d’énergie. L’entropie est donc en quelque sorte un désordre créateur, une création qui n’est pas normative, puisqu’elle relève du hasard. Il en va ainsi du « paysage » qui sera formé par l’amas de cristaux de sel une fois l’eau disparue, sa topographie sera essentiellement aléatoire, dans les limites du système définit par Lundberg : une certaine quantité d’eau et de sel, dans un bassin de taille fixe, ouvert sur le haut. Alors, à chaque fois qu’un doigt est plongé dans le mélange d’eau et de sel, à chaque fois qu’un souffle agite la surface liquide, à chaque fois qu’une mouche se noie et s’échoue au fond, c’est une action qui possiblement aura un impact sur la forme que prendront finalement les cristaux de sel, chaque intervention (peut-on s’empêcher de mettre sa main dans l’eau face à cette installation ?) possédant une évidente dimension entropique. Le résultat aurait-il été différent si je n’avais pas remué les cristaux en formation au fond du bassin ce jour-là ? Quand bien même cela serait le cas, aurais-je été capable de voir la différence ? Il me semble qu’il est et qu’il sera impossible de distinguer l’impact précis de chacun de ses évènements dans la forme finale et globale. Confrontés à cette notion d’entropie, nous comprenons que le temps, dans l’expérience artistique orchestrée par Lundberg, ne doit pas tant être considéré comme un principe abstrait, mais comme une dimension de l’existence des choses – humaines ou non – fondée sur le monde concret. La perception devient alors première dans la connaissance d’un phénomène, elle devance le concept.
Le sens spécifique que peut prendre cette installation dans la cathédrale de Lund est à définir par chacun. La crypte étant le lieu dans lequel se trouvent les sarcophages et autres monuments funéraires, c’est un contexte puissant pour une réflexion sur le temps, la mémoire et leur lien à la mort. L’artiste américain Robert Smithson, célèbre pour son œuvre Spiral Jetty (1970), qui a été lui aussi extrêmement concerné par les notions d’entropie, de temps et des formations cristallines, écrit que nous voulons trop souvent oublier le temps parce que « s’y dissimule le ‘principe de mort’ (death principle) »5. Pour Magnus Jensner, l’auteur de la revue de presse, le sel dans ce contexte religieux renvoie par exemple à la marche du sel entamée par Gandhi en mars 1930 pour obtenir l’indépendance de l’Inde, et il ajoute que le sel « peut aussi être un matériel mystérieux, un convoyeur d’expériences poétiques et spirituelles »6. Pour ma part, l’expérience de Traces d’une mémoire en cours m’encouragea à réfléchir à la place de la mémoire (principalement en tant que commémoration et reconstitution) dans les pratiques chrétiennes telle que l’Eucharistie. Cette œuvre pourrait également être le point de départ d’un questionnement portant sur le degré d’entropie à l’œuvre dans l’institution religieuse : quelle est la part du désordre créateur, de l’énergie entropique, dans ces structures communément considérées comme normatives et rigides ? Peut-être pourrait-on aussi méditer sur l’incroyable pouvoir expansif du sel, cette force spontanée, en lien avec la religion et la foi. L’artiste, quant à lui, estime que le lieu religieux est un endroit comme un autre pour installer son œuvre et dans lequel chacun fait l’expérience de Traces d’une mémoire en cours, à partir de ses propres références7. Cette œuvre avait d’ailleurs déjà été installée dans une galerie et un centre d’art contemporain en 2004. Pour conclure, on peut dire de l’art de Mikael Lundberg qu’il rend visible – c’est-à-dire qu’il porte à notre conscience – des phénomènes normalement invisibles, ce qui évoque immanquablement la célèbre formule de Paul Klee : « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible »8 …
Caroline Levisse
13 août 2010
Ci-dessous : Mikael Lundberg, Traces of an ongoing memory
Crypte de la cathédrale de Lund
deux photographies de l’installation vers la mi-juillet 2010 :
© Caroline Levisse
Des photographies de meilleures qualités sont visibles sur le site de l’artiste.
On peut y voir l’installation à différents moments, du début à la fin,
montrant l’évolution du mélange eau/sel
– Galerie Charlotte Lund, 2004
————————————————————————————–
Informations pratiques
Mikael Lundberg, Spår av ett pågående minne – Traces of an ongoing memory
Crypte de la cathédrale de Lund
5 juin – 30 août 2010
Commissaire de l’exposition : Lena Sjöstrand pour le diocèse de Lund
Sources
Site internet de l’artiste, richement fourni en photographies de ses installations et quelques textes en anglais sont disponibles en ligne : www.mikaellundberg.se
En 2004, Lundberg a réalisé une commission religieuse, des vitraux pour la nouvelle église de Trönö en Suède : photographies http://www.mikaellundberg.se/trono_1.html
Mikael Lundberg, Timo Valjakka, Mikael Lundberg MCMXLIII-MM, Stockholm, Almlöfs förlag, 2001 [suédois et anglais]
—————————————————————————–
Notes
1. La cathédrale de Lund a régulièrement accueilli ces dernières années des expositions d’art contemporain dans sa crypte. Notons que ce lieu est l’église la plus visitée de Suède (700000 visiteurs par année) et que les évènements qui y prennent place possèdent de la sorte un certain rayonnement, malgré l’éloignement géographique de la capitale.
2. Voir les installations ”Strange Phenomena” (1995) à Helsinki Art Hall, « Bitumen Cube » en 1997 à New York et « På tiden » en 1997-8 au Moderna Museet de Stockholm
3. Magnus Jensner, version anglaise de la revue de presse ”Traces of an ongoing memory”, cathédrale de Lund, été 2010
4. Cf. Texte de Timo Valjakka in Mikael Lundberg MCMXLIII-MM, Stockhom, Almlöfs förlag, 2001, p. 58 : lors de l’exposition du cube de bitume à New York, Lundberg avait installé dans une galerie plusieurs centaines de photographies d’abris de SDF installés dans les rues de la capitale américaine, élaborant ainsi un parallèle entre l’entropie propre aux phénomènes naturels et celle à l’œuvre dans le paysage urbain et la société
5. Robert Smithson, ”A Sedimentation of the Mind: Earth Projects” [1968], in The Collected Writings, édité par Jack Flam, University of California Press, 1996, p. 113
6. Magnus Jensner, 2010, op. cit.
7. Courriel à l’auteur, juillet 2010
8. Paul Klee, in « Credo du créateur », texte reproduit dans Paul Klee, Théorie de l’art moderne, traduit par Pierre-Henri Gonthier, Paris, Denoël [1964], 2008, p. 34