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Une église aux murs de verre coloré

Les vitraux de l'église de Tibble, en Suède (1965-1978), réalisés par Mogens Jørgensen
Publié le 04 janvier 2010

 

Mogens Jørgensen est un artiste danois (1914-2007) incontournable en matière d’art sacré contemporain en Scandinavie. Au début des années 1950, alors qu’il développe un style non-figuratif, il reçoit sa première commande, pour l’église de Hover (Vejle, Danemark) en 1955-1958. Il réalise pour cette église datant du 10ème siècle une peinture pour le plafond aux formes abstraites et aux couleurs vives. Cette œuvre provoqua au moment de sa création de nombreuses discussions et débats, à la fois parmi les membres de la paroisse et ceux des institutions du monde artistique tel que le musée national (National Museet), responsable de la conservation et de la restauration des églises anciennes. Les opposants à cette peinture de plafond – qui est la première œuvre abstraite à trouver sa place dans une église – estimaient alors que l’art abstrait ne permettait pas de visualiser le message chrétien ; quant aux responsables du musée national, ils s’opposaient au « mélange des genres » entre art abstrait et église médiévale1. Au contraire, Mogens Jørgensen, parlant du vitrail abstrait qu’il créa un peu plus tard pour l’église de Lem (1964-5) déclare qu’« il parle le langage du présent et rend en même temps possible de comprendre le passé »2.

La réalisation pour l’église de Hover est donc un jalon important dans l’histoire de l’art en contexte religieux au Danemark, puisqu’elle marque clairement l’entrée de l’art moderne dans les églises. Mogens Jørgensen est un pionnier en la matière et il perdura jusqu’à sa mort en 2007 dans cette volonté de créer un art d’église qui soit en accord tout autant avec son contexte architectural qu’avec l’esprit de son temps. Par exemple, pour Sundkirken (l’église de Sund), en 2005, Jørgensen travailla avec Willy Schwaner pour créer un retable d’autel électrique, à la luminosité réglable, reprenant un thème cher à Jørgensen : la rose (il avait déjà développé cette technique et ce concept dès l’église de Værløse en 1973). En l’espace d’une cinquantaine d’années, il réalisa de nombreuses commandes religieuses qui font de lui, selon l’historien de l’art danois Mikael Wivel « l’artiste le plus universel que nous avons eu dans le domaine de l’art d’église »3. Parmi toutes les créations de Jørgensen, se trouvent les murs en vitrail de l’église de Tibble, en Suède, une création communément considérée comme l’apogée de son œuvre, que je souhaite présenter ici.

Une nouvelle église pour un quartier nouveau

Le quartier de « Tibble » appartient à la commune de Täby, dans la banlieue de Stockholm. Après la Seconde Guerre mondiale, la population de cet endroit s’est développée de façon exponentielle, devenant une zone de résidence et de commerce dense, faite principalement de tours d’habitation, de centre commerciaux et de grands parkings. L’Église suédoise, évangélique luthérienne (Svenska kyrkan), estime rapidement que les églises de la paroisse de Täby étaient trop excentrées par rapport à ce nouveau centre. Un concours pour la réalisation de l’église et des locaux de la paroisse est donc lancé en 1965, dont Mogens Jørgensen et sa femme, Gudrum Steenberg, entendent ainsi parler. Gudrum Steenberg était sculpteur, mais elle possédait aussi une formation en architecture, ce qui permit au couple de concevoir ensemble les plans pour une église de verre. Ils remportent le concours et l’église de Tibble, construite sur leurs plans, sera consacrée en 1978.

 

Extérieur de l’église de Tibble  © C. Levisse

 

Comme le montre la photographie ci-dessus, cette église est, de l’extérieur, à l’image de l’identité et du style des bâtiments qui l’entourent ; l’édifice de forme rectangulaire affirme définitivement sa modernité, en béton, verre et acier. Aux trois premiers niveaux, on trouve les bureaux de la paroisse de Täby et autres espaces nécessaires à son fonctionnement ; un bâtiment conçu par l’architecte Göran Kjessler. C’est au-dessus de cet ensemble que se dresse le rectangle qui forme l’église à proprement parler, conçu par M. Jørgensen et G. Steenberg : une église de verre à l’extérieur, de vitrail à l’intérieur. Le contraste est ainsi fortement marqué entre la façade extérieure plutôt terne et sobre et l’intérieur de l’église dans lequel chaque rayon de soleil donne naissance à une symphonie de couleurs.

 

Intérieur de l’église de Tibble, vue vers le l’est  © Christina Dagberger Jonnsson

Le rêve d’une œuvre d’art totale
Pour Mogens Jørgensen, le projet de l’église de Tibble est une occasion unique de réaliser un rêve cher : un lieu religieux dans lequel la décoration ne vient pas se rajouter après l’architecture comme ornement, mais dans lequel l’architecture et la décoration sont unies, sont pensées dans un seul et même moment : « Ici, dans l’église de verre […] la décoration est ressentie comme ayant organiquement grandi à l’intérieur de l’architecture, et avec celle-ci », rapporte l’artiste4.

L’église est formée d’une salle unique, de plan rectangulaire. Les pans de l’église se composent de trois « couches » successives : à l’extérieur est placé un pan de verre soutenu par une structure métallique ; puis vient la surface en vitrail qui couvre 950 m² ; enfin, entre les vitraux et l’espace liturgique se trouve une structure métallique qui « quadrille » l’espace vertical. Un grand escalier mène depuis l’étage des bureaux de la paroisse vers l’étage où se situe l’église, dans laquelle on pénètre par une petite porte. Directement en face de l’entrée se trouve le mur de l’autel, orienté vers le sud-est ; les bancs sont disposés autour de cet espace liturgiquement central. Enfin, un grand orgue a été placé contre le mur nord-ouest. Mogens Jørgensen exprima plus tard ses regrets quant à l’ajout de cet orgue immense qui casse l’effet englobant des murs en vitrail qu’il avait créés : « le résultat est catastrophique, et tout autant destructeur pour l’harmonie de la pièce que les huit lampes ressemblant à des sapins de noël »5, des lampes choisies par le conseil paroissial, à l’encontre des recommandations et des dessins de Gudrum Steenberg.

Intérieur de l’église de Tibble, vue vers le mur Nord-Ouest avec l’orgue et l’entrée

© C. Levisse

 

Une variation colorée et lumineuse en guise de mur
Les vitraux qui forment les murs de l’église de Tibble sont abstraits ; sur les quatre murs c’est donc une grande fresque colorée et lumineuse qui se développe, au gré bien entendu des modulations et des arrangements décidés par l’artiste, mais aussi suivant les variations de la lumière naturelle. Ainsi, en évoquant le pan nord-ouest où se trouve désormais l’orgue, Jørgensen explique : « comme le soleil ne brille jamais puissamment depuis ce côté, il n’a pas été essentiel d’utiliser un verre plus sombre ici, mais au contraire nous avons été capable d’obtenir tellement de lumière dans l’espace religieux depuis ce côté que l’église même dans un temps sombre et gris ne semble pas être obscure »6. Mon expérience personnelle ne reflète pas ce point, en pénétrant dans l’église de Tibble lors d’un sombre jour de novembre l’effet est quelque peu décevant et terne.

Au niveau de l’autel, Mogens Jørgensen semble avoir particulièrement soigné la modulation des couleurs, et ce de façon très symbolique. A l’endroit où les deux branches de la croix se rejoignent les couleurs du verre s’éclaircissent violemment pour former une zone extrêmement lumineuse et claire, presque blanche comparée aux couleurs sombres qui l’entourent. Cet agencement a pour effet de créer comme une aura autour de la croix. La zone claire et lumineuse derrière la croix évoque de manière irrésistible l’espoir de la résurrection après la crucifixion, la lumière après les ténèbres.

Église de Tibble, vue de l’autel, Sud-est  © C. Levisse

La disposition des morceaux de verre de couleurs différentes en harmonies colorées et lumineuses peut éventuellement ramener la pensée vers un exemple français : les vitraux de l’église du Saint-Sépulcre d’Abbeville réalisé par Alfred Manessier inaugurés en 1993. Comme chez Manessier, pour Jørgensen, la beauté de cette « constellation de couleurs »7 n’est pas un but en soi ; au contraire, la beauté est un moyen qui sert la célébration de Dieu. Par cette merveilleuse modulation de couleurs l’esprit peut s’élever depuis la sphère matérielle vers le règne de l’immatériel.

 

Lumière : Jérusalem nouvelle et vitraux gothiques
Les vitraux de Mogens Jørgensen puisent à deux principales sources d’inspiration. Au niveau du contenu, l’artiste fait référence à la Jérusalem céleste telle qu’elle est décrite dans l’Apocalypse de Jean, où l’on lit : « il me transporta en esprit sur une grande et haute montagne et il me montra la cité sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu. Elle brillait de la gloire même de Dieu. Son éclat rappelait une pierre précieuse, comme une pierre d’un jaspe cristallin » (Ap 21, 10-11). S’en suit le récit de la vue de la cité divine, ornée notamment de pierres précieuses de toutes les couleurs, jaspe, saphir, émeraude, carnoline… Cet ascendant biblique a souvent été conféré aux vitraux qui, grâce à leur translucidité, laissent passer la lumière du soleil tout en la colorant et colorent ainsi de manière merveilleuse l’espace liturgique. Depuis son voyage en France en 1950, Mogens Jørgensen est d’ailleurs fasciné par les vitraux des cathédrales gothiques françaises ; il confie même que dès son retour, son souhait le plus cher est de créer des vitraux pour un lieu religieux8. Les vitraux de la Sainte-Chapelle l’ont particulièrement marqué, tant bien que l’expérience qu’il en fit ne le quittera jamais et « c’était par conséquent son espoir qu’il puisse une fois les reproduire, sur le sol natal et dans un langage formel moderne »9. Il est vrai que les murs de verre coloré de l’église de Tibble peuvent évoquer la Sainte-Chapelle et ses minces piliers qui encadrent les immenses vitraux. La filiation n’est pas seulement stylistique : « tout comme pour les inconnus maîtres verriers gothiques, il s’agissait également pour Mogens Jørgensen de la communication de la Lumière du Monde – de l’infinité divine à l’infinité terrestre – traduite et interprétée via le verre coloré d’une manière très spirituelle »10.

Mais chez Mogens Jørgensen comme chez Manessier ou d’autres artistes contemporains tel que récemment G. Richter dans la cathédrale de Cologne (2007), les vitraux ne sont plus figuratifs, ils ne représentent pas quelque épisode biblique. C’est là, selon l’artiste danois, une grande force de l’art moderne dans l’église et nous pourrons conclure sur ses mots écrits par l’artiste : « Peut-être avons-nous aujourd’hui une plus grande possibilité que précédemment de donner une image de ce vers quoi a été transporté l’auteur de l’Apocalypse de Jean. Dans ce langage formel vivant aujourd’hui, se trouve précisément les nouvelles possibilités – peut-être particulièrement en ce qui concerne le vitrail – d’exprimer quelque chose de ce qui n’est pas de ce monde. Je suis convaincu qu’ici, dans cette société moderne, matérialiste et rationnelle, on trouve un besoin plus grand qu’avant d’un lieu et d’un espace où l’homme en tant qu’individu et les hommes en groupes peuvent être emplis d’une expérience de quelque chose qui est un faible reflet de « ce qu’aucun œil n’a vu » (Paul) – et justement, la luisance translucide du verre fait de celui-ci le messager naturel de ce qui est transsubstantiel »11. Dans l’église de Tibble, Jørgensen a donné toute son ampleur à cette puissance spécifique au vitrail, car les vitraux ne sont plus "contenus" dans le cadre de fenêtres, mais c’est l’église toute entière qui devient une seule fenêtre, entièrement perméable à la lumière…

 

 

Ci-dessous : deux photographies des vitraux de l’église de Tibble  © Christina Dagberger Jonnsson

 

tibble2

 

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Sources

Mogens Jørgensen (et al.), Genskær. Kirkeudsmykninger og tekster af Mogens Jørgensen, Denmark: Poul Kristensens forlag, 1998

Johanne Duus Hornemann, ”Loftet der fik folk op af stolene”, in Kristeligt Dagblad, 11 nov. 2006 : http://www.kristeligt-dagblad.dk/artikel/18477:Kultur–Loftet-der-fik-folk-op-af-stolene

Gunilla Nilsson, ”Tibble kyrka”, Stockholm stift, 2005/2008 ; texte en suédois, disponible sur le site de l’Eglise suédoise : http://www.svenskakyrkan.se/Webbplats/System/Filer/E45662CB-923E-489A-8677-C1795B1FC60F.pdf (dernière consultation : 5 janvier 2010)

Mikael Wivel, ”Mogens Jørgensen – Blågårds kirke” et ”Mogens Jørgensen – Skt. Jørgens kirke” in Kunsten i kirken. Danske kirkeudsmykninger fra de sidste hundrede år, Denmark, Thaning & Appel, 2005, respectivement pp. 138-141 et 166-169

 

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Notes

1. Johanne Duus Hornemann, ”Loftet der fik folk op af stolene”, in Kristeligt Dagblad, 11 nov. 2006 : http://www.kristeligt-dagblad.dk/artikel/18477:Kultur–Loftet-der-fik-folk-op-af-stolene

2. Mogens Jørgensen in Genskær. Kirkeudsmykninger og tekster af Mogens Jørgensen, Denmark: Poul Kristensens forlag, 1998, p. 12: ”den taler nutidens sprog og gør det samtidot muligt at forstå fortidens” (ma traduction)
3. Mikael Wivel, in Kunsten i kirken, Danemark, Thaning & Appel, 2005, p. 167
4. Mogens Jørgensen, 1998, op. cit., p. 22 : ”Her i glaskirken […] føles udsmykningen som organisk vokset ind i og samen med arkitekturen” (ma trad.)
5. Ibid., p., 23 : ”resultatet er blevet katastrofalt, og lige ødelæggende for rummets harmoni som de 8 juletræslignende lamper” (ma trad.)
6. Ibid., p. 22-3 : ”Da solen aldrig skinner kraftigt ind fra denne side, har det ikke været nødvendigt at anvende mørkere glas her, men tværtimod har vi kunnet få så meget lys ind i kirkerummet fra denne side, at kirken selv i mørkt gråvejr ikke vil virke mørk” (ma tard.)
7. Ibid., p. 24
8. Ibid., p. 19 et Mikael Wivel, op. cit., p. 139
9. Mikael Wivel, op. cit., p. 139 : ”det var derfor hans håb, at han engang kunne gentage den, på hjemlig grund og i et moderne formsprog” (ma trad.)
10. Mikael Wivel, op. cit., p. 139 : « Ligesom for de ukendte, gotiske glasmestre, har det også for Mogens Jørgensen været formidlingen af Verdens Lys, det drejede sig om – fra den guddommelige uendelighed til den jordiske endelighed, åndfuldt oversat of fortolket via farvet glas » (ma trad.)
11. Mogens Jørgensen, 1998, op. cit., p. 26-30 : ”Måske har vi i dag større muligheder end nogen sinde tidligere for at give et billede af det, som har foresvævet forfatteren af Johannes Aabenbaring. Netop i det formsprog, som er levende i dag, findes der nye muligheder – måske navnlig når det drejer sig om glasmosaik – til at udtrykke noget af det, som ikke er af denne verden. Jeg er overbevist om, at der i det moderne materialistiske og rationelle samfund findes et større behov end tidligere for et sted og et rum, hvor det enkelte menneske og mennesker i grupper kan fyldes af en oplevelse af noget, som et svagt genskær af ’det som intet øje har skuet’ (Paulus) – og netop glassets gennemskinnelighed gør det til en selvfølgelig budbærer af det transsubstantielle” (ma trad.)

 

 

 

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