Peter Callesen, Transparent God [Dieu transparent], 2009, papier (acid-free 140 gsm) et colle, 350*450*170 cm © Peter Callesen
Transparent God [Dieu transparent] de Callesen est une œuvre impressionnante autant au niveau de sa réalisation formelle que de son contenu et ses significations. Cette œuvre qui est d’une grande envergure alors qu’elle n’est faite « que » de papier et de colle est aussi une image contemporaine de Dieu. En effet, Callesen en se demandant comment on pouvait représenter Dieu aujourd’hui a créé cette installation dans laquelle la figure centrale, laissée inachevée, est faite de nombreux petits êtres humains, qui découpés dans le papier au sol viennent former la figure centrale (voir un détail). L’artiste évoque Dieu comme une communauté d’individus, en résonance peut-être avec saint Paul : « Or, vous êtes le corps du Christ, et chacun de vous est une partie de ce corps » (1 Cor 12, 27). Transparent God témoigne d’une conception de l’être humain comme partie d’un tout, d’une communauté. Callesen estime d’ailleurs que dans ses œuvres il y a parfois « des indications de notre participation à un plus grand contexte, un contexte qui est plus grand que nous-mêmes, mais que peut-être nous pouvons à peine sentir et même ne pas comprendre du tout »1. Mais l’artiste ne s’arrête pas là et nous interroge : « S’il n’y avait pas d’êtres humains, y aurait-il un Dieu ? »2; Dieu n’est-il pas finalement une construction humaine ? Une vue que l’œuvre suggère aussi… Callesen aime à laisser les questions ouvertes, pour que chacun puisse s’interroger et décider lui-même.
Callesen (né au Danemark en 1967) est connu comme « the paper artist », l’artiste de papier, car il s’agit de son médium favori et presque exclusif. Il explique aux lecteurs de son site internet : « Je pense que j’ai trouvé un matériau auquel nous sommes tous capables de nous rapporter ; la feuille de papier A4 est à la fois neutre et ouverte au remplissage avec différents sens. Le mince papier blanc donne aux sculptures de papier une fragilité qui souligne le thème tragique et romantique de mes œuvres »3. L’artiste transforme cette surface banale à deux dimensions en des sculptures tridimensionnelles, dans une métamorphose magique et spectaculaire. Dans un processus qui évoque la phrase attribuée à Lavoisier, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », Callesen découpe le papier et ce qu’il enlève, il le remet ailleurs, il l’utilise pour former de nouvelles figures, qui s’échappent ainsi de la surface plane de la feuille.
A travers des œuvres d’envergures différentes – on trouve des papiers découpés de taille A4, d’autres encadrés dans lesquels il utilise de la peinture, ou encore des installations monumentales en papier – l’artiste explore des thèmes qui sont rarement banals, souvent existentiels et ne se départissent jamais d’une note d’humour. Callesen a commencé sa carrière d’artiste avec des performances notamment sur le thème tragique de l’échec et de l’impossibilité, qui peuvent donner lieu à une interprétation chrétienne autour du concept de la Chute4. Les œuvres présentées ici montrent une iconographie religieuse explicite qui apparait sans détour5 ; elles étaient présentées avec d’autres dans le cadre de l’exposition « Out of Nothing » [A partir de rien] au musée d’art religieux de Lemvig au Danemark, de septembre à novembre 2009.
Peter Callesen, My God, My God, 2009, papier (acid-free 120 gsm), acrylique et cadre en bois, 53*41*7 cm © Peter Callesen
Rien… l’incompréhensible vide du néant
My God, my God (Mon Dieu, mon Dieu, 2009) est une œuvre d’une simplicité efficace et d’une beauté touchante : l’artiste a découpé – évidé – dans le coin inférieur gauche le visage du Christ sur la croix, couronné d’épines et levant les yeux au ciel. On l’imagine prononcer ses dernières paroles : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mat 27, 46). Dans l’œuvre, c’est vers une surface désespérément vide et blanche que Jésus lève la tête. L’immense – proportionnellement au visage – vide de la feuille blanche est effrayant. L’artiste transmet ainsi le sentiment que l’on accorde à Jésus au moment de sa crucifixion, l’abandon, le doute lorsque l’on se retrouve face à … rien. On remarquera sur le bord du cadre une boulette de papier, qui résulte de l’évidement de la figure du Christ. Mais My God, My God n’est peut-être pas une œuvre si « négative ». Comme le confie l’artiste, ce moment tragique sur la croix « est le doute ultime, mais c’est aussi, d’une certaine façon, la solidarité ultime de Dieu […]. Jésus était dans une situation dans laquelle il s’est senti totalement perdu et c’est à cause de ce qu’il a ressenti à ce moment là qu’il peut nous comprendre quand nous ressentons la même chose »6.
A partir de rien… le miracle de l’absence
« A partir de rien » renvoie inévitablement au médium utilisé par Callesen, de simples feuilles de papier ; mais le titre de l’exposition est également celui d’une des œuvres réalisées en 2009, dans laquelle il représente la résurrection, qu’elle soit celle de Lazare ou du Christ. Out of Nothing [A partir de rien, 2009] est une feuille de papier, au milieu de laquelle se détache une silhouette, celle d’une personne qui désormais n’est plus là, une personne qui a échappé à la réalité de la feuille et dont l’on ne devine la présence que grâce au vide laissé par sa disparition du monde matériel. Cette dialectique de l’absence qui pointe une présence qui dépasse notre entendement est récurrente chez Callesen. L’artiste explore la frontière entre le possible et l’impossible, l’humain et le divin, qui est précisément celle de la Résurrection. Cette dialectique de la présence et de l’absence a toujours été présente dans l’art chrétien, notamment dans la doctrine de l’icône. Mais avec sa technique, Callesen lui donne la force d’un manifeste : il découpe la feuille de papier et c’est en négatif qu’apparait la représentation ; dans le vide. C’est aussi le cas dans On the Other Side [De l’autre côté, 2009] une œuvre dans laquelle le corps du crucifié est en réalité absent, puisqu’il est découpé, évidé ; il apparait uniquement par la force de son absence. C’est dans l’espace vide – là où il n’y a rien à voir – qu’il est paradoxalement présent. Le sang qui coule des plaies du Christ est formé du papier découpé qui dessine la silhouette du crucifié. Ce sang ne coule pas en vain, il donne la vie, ce qui est symbolisé par la métamorphose du sang en coquelicot ; une fleur aujourd’hui généralement symbole à la mémoire de ceux qui ont disparu – par exemple les anciens combattants.
à gauche : Peter Callesen, Out of Nothing [A partir de rien], 2009, papier (acid-free 120 gsm) et acrylique, 190*260*50 cm © Peter Callesen
à droite : Peter Callesen, On the Other Side [De l’autre côté], 2009, papier (acid-free 120 gsm), colle, acrylique, aquarelle et cadre en bois, 47,5*37*7 cm © Peter Callesen
Art de l’évidement, ces œuvres de Callesen, pourraient peut-être être qualifiées de « kénotiques », c’est-à-dire qu’elles réalisent littéralement l’anéantissement qui fut celui de Jésus-Christ. Au sujet de l’icône, Marie-José Mondzain écrit que « la doctrine chrétienne de la « kénose », qui compare l’incarnation et la passion à un enlèvement, un évidement de toute matière au profit de l’esprit, trouve son équivalent ici [dans l’icône]. C’est un stratagème du visible qui, en nous montrant la personne, nous montre qu’il n’y a personne »7. Jean-Luc Marion a également décrit cette kénose de l’image qui donne naissance à l’icône, c’est-à-dire que l’image se « vide » pour laisser se manifester la présence divine dans son absence ; l’origine de l’icône se trouve alors dans la croix8.
L’art de Callesen me semble donc proche en plusieurs points de celui de l’icône. On peut lire la citation suivante en pensant aux œuvres de l’artiste danois pleines de leurs formes évidées : « l’icône du Christ est vide de sa présence charnelle et réelle […], mais elle est pleine de son absence qui, par la trace qu’elle laisse et le manque qu’elle incarne, produit l’essence même du visible. S’incarner, c’est se vider »9. Callesen n’a-t-il pas trouvé une manière pertinente de représenter ou de témoigner du miracle de l’incarnation et de la résurrection, le miracle de la parfaite double nature de Jésus-Christ ?
Le pouvoir des images
Peter Callesen est pleinement conscient du « jeu » qui se tient entre représentation et présentation de la divinité, entre présence et absence. Une œuvre comme La courte distance entre image et vérité [The Short Distance Between Image and Truth, 2009] prouve ce point de façon magistrale. Callesen fait écho à la légende de la vraie icône, « vera icona », c’est-à-dire Véronique tenant le voile sur lequel s’est imprimé le visage du Christ dont elle essuyait la sueur. Toujours en nous présentant des « traces », Peter Callesen a ici réalisé son œuvre de papier de sorte qu’une illusion optique fasse « flotter » le visage du Christ devant le voile. C’est-à-dire que le visage est en réalité formé en négatif dans le papier, en creux, mais notre cerveau reforme de lui-même le visage en positif. Le stratagème de Callesen entre en résonance avec la thématique des images miraculeuses, ces images non faites de main d’homme. L’artiste nous propose une réfection sur ce qui distingue les images artificielles des « vraies images » telle que le Suaire de Turin. Cette œuvre renvoie à une autre, La rencontre impossible entre image et réalité [The Impossible Meeting Between Image and Reality, 2006] dans laquelle un oiseau de papier en trois dimensions se dirige vers une fleur dessinée – et donc bidimensionnelle – qu’il prend apparemment pour une vraie. Ce passage de la surface plane à la forme en 3D c’est le tour de magie de Callesen dont les figures échappent un instant à leur qualité d’images inanimées pour flirter avec la réalité ou – dans le cas du voile de Véronique – avec la vérité. L’artiste, faiseur de miracles, travaillerait-il à réduire la distance entre artifice et vérité, non pas dans le but de combler cette distance, mais afin de la porter à notre attention et de nous interroger.
Peter Callesen, The Short Distance Between Image and Truth
[La courte distance entre image et vérité], 2009,
papier (acid-free, 120 et 140 gsm), acrylique
190*260*50 cm
© Peter Callesen
Histoire de fragments…
Car la vérité est connue pour être partielle, nous ne la possédons pas, ou pas encore. A l’aide d’artifices, nous pouvons tenter de nous en rapprocher, mais la vérité restera dissimulée dans des fragments, comme ce Dieu transparent que Callesen a laissé inachevé. On lit chez Paul : « A présent, nous ne voyons qu’une image confuse, pareille à celle d’un vieux miroir ; mais alors, nous verrons face à face. A présent, je ne connais qu’incomplètement ; mais alors, je connaîtrai Dieu complètement, comme lui-même me connaît » (1 Cor 13, 12). Ce passage inspira Callesen pour son installation Autel miroir [Mirror Altar, 2006]. Cette œuvre n’est pas présentée dans l’exposition, mais elle a sa place dans le cadre qui est le nôtre – l’art sacré. Il s’agit d’une commande religieuse exécutée par Callesen en 2006 pour la cathédrale Notre-Dame de Copenhague10. Le visiteur vient s’asseoir en face d’un panneau composé de fragments de miroir, dans lesquels se reflètent non pas son propre visage, mais celui du Christ, car Callesen a placé entre nous et les fragments de miroir une icône du Christ, éclairée par trois bougies. Chacun peut inscrire sa prière ou son prénom sur un morceau de miroir qu’il faut ensuite suspendre avec les autres. Ce que l’on contemple ce sont donc à la fois tous les mots inscrits par les personnes passées avant nous, ainsi que les flammes des bougies et les parties du visage du Christ qui se reflètent dans les morceaux de miroir. Là encore la création de Callesen peut évoquer la doctrine de l’icône, selon laquelle l’image matérielle n’est que transparence lorsqu’elle est le support de la vénération, elle permet ainsi une « croisée des regards », « le parcours croisé de deux regards »11 , entre l’être humain qui regarde la divinité à travers l’icône/image et la divinité qui regarde en retour l’être humain12. Dans l’installation Mirror Altar il semble bien que ce soit de manière littérale que s’instaure cet échange des regards13.
On remarquera que l’artiste n’a pas utilisé de papier pour cette installation, en partie parce que ce matériel est trop fragile, mais surtout parce qu’il était extrêmement intéressé par la phrase de Saint Paul citée plus haut. Il était également important pour lui que son installation puisse être « utilisée » par les paroissiens et les croyants ; c’est-à-dire que ce ne soit pas seulement une œuvre à contempler, mais aussi une œuvre avec laquelle chacun peut interagir ; une œuvre dans laquelle s’engager.
Il est donc clair que les œuvres de Callesen ne sont ni dogmatiques, ni simplement illustratives ; l’artiste s’épanouit au royaume de la suggestion. Il est d’ailleurs convaincu que « l’art est quelque chose qui pose des questions » au lieu de livrer des réponses toutes faites14. Les œuvres d’art interrogent ou bousculent nos vérités et nos certitudes. Concernant la religion, Peter Callesen, lui-même chrétien et croyant, « trouve intéressant d’examiner ce que à quoi l’art d’église pourrait ressembler aujourd’hui » et il continue : « Je pense que pour une grande part l’art d’église à tendance à devenir trop abstrait. […] Aujourd’hui, le grand défi est, je pense, de créer une image pertinente de Dieu, une image qui ne soit pas trop abstraite, mais qui en même temps parle à notre époque et à nos vies aujourd’hui. J’aimerais relever ce défi, même si ce n’est pas une tâche facile »15. Plutôt que d’évoquer le Dieu invisible et peut-être lointain de l’Ancien Testament, Callesen cherche à réinterpréter l’image du Dieu du Nouveau Testament16 et surtout la figure de Jésus en nous proposant un art figuratif subtil, fait de corps paradoxaux, présents dans toute leur absence. En témoignant de la présence qu’il y a dans le vide, dans le rien, Callesen témoigne d’une foi contemporaine qui donne sa place au doute et à l’incompréhension.
Peter Callesen, He is not here [Il n’est pas là], 2009, papier (acid-free 120 gsm), colle, acrylique et cadre en bois, 47,5*37*7 cm © Peter Callesen
Informations :
Peter Callesen. Out of Nothing / Ud af intet, exposition au musée d’art religieux de Lemvig, Danemark, du 19 septembre au 15 novembre 2009. Site internet du musée, uniquement en danois [”Museet for religiøs kunst”] : http://www.mfrk.dk/ Le catalogue est en anglais et en danois.
L’exposition est itinérante et se poursuit :
> Danemark, Kolding, Trapholt Art Museum, du 25 novembre 2009 au 1er mars 2010
> Suède, Halmstad, Mjellby Konstmuseum, en septembre-novembre 2010
> Norvège, Tønsberg, Haugar Vestfold Kunstmuseum, hiver 2010-2011
Le site internet de l’artiste, en anglais, richement illustré et accompagné de quelques textes :
http://www.petercallesen.com/index.html
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Notes
1. Peter Callesen, in Gerd RATHJE (dir.), Ud af intet / Out of Nothing. Peter Callesen, catalogue d’exposition, Museet for religiøs kunst, Lemvig, 2009, p. 26 [traduit de l’anglais]
2. Ibid., p. 108 [traduit de l’anglais]
3. Peter Callesen, site internet de l’artiste, rubrique « About » : http://www.petercallesen.com/index/index2.html (ma trad.)
4. Voir par exemple l’œuvre de Callesen,
, [Chute], 2008
5. Les œuvres présentées dans cet article datent toutes de 2009 et ont été créées dans la perspective de l’exposition au musée d’art religieux de Lemvig
6. Peter Callesen, dans un entretien avec l’auteur, Copenhague, 7 décembre 2009
7. Marie-José Mondzain, in Bruno Latour et Peter Weibel (dir.), Iconoclash, 2002, p. 163 : « Christian doctrine of the “kenose”, which compares incarnation and the passion to a disposal, an emptying of all matter for the benefit of the spirit, finds its matching here [in the icon]. It is a stratagem of the visible which, when showing us the person, shows us that there is nobody » (ma trad.)
8. Jean-Luc Marion, « L’aveugle à Siloé », in La croisée du visible, [1ère éd. 1991] Paris, PUF/Quadrige, 2007, p. 109-110
9. Marie-José Mondzain, in Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Paris, Seuil, 1996, p. 123-4
10. L’installation « Mirror Altar » est utilisée dans le cadre de « L’église de nuit » [Natkirken], c’est-à-dire lorsque la cathédrale de Copenhague est ouverte tard le soir.
11. Jean-Luc Marion, op.cit., p. 107
12. Cf. aussi Marie-José Mondzain, 1996, op. cit., p. 96, l’icône « instaure un regard »
13. Précisons que les liens avec la théologie et particulièrement avec la doctrine de l’icône sont des ajouts de ma part, et non une volonté/intention de l’artiste
14. Cf. Peter Callesen, in G. Rathje, 2009, op. cit., p. 107 [traduit de l’anglais]
15. Ibid., p. 105 [traduit de l’anglais]
16. Dans un entretien avec Peter Callesen réalisé par l’auteur, Copenhague, 7 décembre 2009