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L’art religieux de Bodil Kaalund

Bodil Kaalund est une artiste que l'on a l'habitude de voir dans les églises danoises. Elle travailla en effet à de nombreuses commissions religieuses. Ses oeuvres seront l'occasion d'établir un parallèle avec la décoration de l'église de Kastrup, concue par Svend Wiig Hansen (1973-1984) et d'explorer leurs différences. (Photographie : cop. Holt kirke)
Publié le 21 septembre 2009

 

 

 

  Dans un précédent article, j’ai présenté le travail de Svend Wiig Hansen pour l’église de Kastrup, entre 1973 et 1984; une création que l’histoirien de l’art danois Mikael Wivel estime être la meilleure création religieuse du 20ème siècle au Danemark, parce qu’elle appartient résolument à son époque et n’est pas une répétition de l’art du passé.
  En comparant les oeuvres de Svend Wiig Hansen avec les peintures de Bodil Kaalund pour l’église de Lemvig, réalisées dans la même période (1977-1981), je souhaite poser la question de l’« adéquation » de l’art religieux à l’esprit de son temps. Si Bodil Kaalund est considérée par Allis Helleland comme “l’artiste d’église vivante la plus importante au Danemark”1, il n’en reste pas moins que ses peintures religieuses peuvent être envisagées comme étant “traditionnelles”. L’objectif n’est pas ici de provoquer quiconque, mais plutôt de prendre ces deux exemples contemporains de créations religieuses comme le point de départ d’une réflexion sur l’art en milieu sacré dans la société contemporaine. Mais avant cela, présentons Bodil Kaalund.

 

  • L’artiste

  Bodil Kaalund est née en 1930 à Silkeborg dans une famille d’artiste. Si elle visita beaucoup d’églises pendant sa jeunesse parce que son père avait eu la charge de restaurer quelques fresques médiévales, ce n’est qu’à 17 ans qu’elle se rendit pour la première fois à l’église pour participer à un office religieux. Kaalund suivit les traces de son père et entra en 1950 à l’Académie des Beaux-Arts de Copenhague, une formation qu’elle compléta avec des voyages en Italie, en Grèce et enfin en Turquie après quoi elle quitta l’Académie qu’elle trouvait trop restrictive. C’est un séjour dans le Nord de la Norvège (en 1957) qui fit apparaitre les premiers motifs religieux qui peu à peu vont devenir le thème central de sa création artistique. Mais ce fut seulement en 1966 qu’elle exposa publiquement ses peintures à l’iconographie religieuse. Le premier lieu religieux qui accueillit une œuvre de Bodil Kaalund fut le séminaire de pastorale à Copenhague, en 1971. Par la suite les commandes se multiplièrent. En 2000, on ne comptait pas moins de 25 églises contenant une ou plusieurs de ses créations. L’artiste reçut également en 1987 la charge d’illustrer la Bible (publiée en 1992). Les dessins qui sont le fruit de cette réflexion et de ce travail formèrent par la suite la base pour un musée dédié à l’art religieux, ouvert en 1994 dans la ville de Lemvig (nord-ouest du Danemark) : le musée d’art religieux de Lemvig (« Museet for religiøs kunst ») qui depuis a largement diversifié sa politique d’exposition et ne se limite pas à la présentation des œuvres de Bodil Kaalund. Depuis le retable d’autel qu’elle a créé pour l’église de Holt en 2000, l’artiste n’a plus accepté de nouvelles commissions religieuses et souhaite prendre du recul afin de cessé de sentir comme « un catalogue de commandes » religieuses2.

  Le style de Bodil Kaalund est toujours resté figuratif et celui qui regarde ses œuvres, à condition qu’il possède un minimum de culture religieuse, reconnait et identifie les thèmes qu’elle représente sans trop de difficulté. Mais l’artiste ne considère pas son art comme purement et simplement illustratif ; elle entend donner une résonance contemporaine aux motifs bibliques car selon elle, si on ne fait pas l’expérience du christianisme comme « quelque chose qui se passe ici et maintenant, il y a quelque chose de faux. Dans ce cas, c’est simplement une histoire provenant des vieux jours. S’il [le christianisme] ne fait pas l’objet d’une transformation pour nos propres vies, ce n’est pas un christianisme vivant »3.

 

 

 Bodil Kaalund, retable d’autel, 1977, église de Lemvig

 

 

  • Exemples de créations religieuses par Bodil Kaalund

  Les quelques 37 peintures réalisées pour l’église de Lemvig, au Nord-Ouest du Danemark sont exemplaires du style de Bodil Kaalund et présentent l’avantage d’avoir été créées dans la même période que les œuvres de Svend Wiig Hansen pour l’église de Kastrup, ce qui justifiera les comparaisons que j’établierai dans la troisième partie. En 1976, le conseil paroissial de l’église de Lemvig demanda à Bodil Kaalund de créer un nouveau retable d’autel ainsi que de nouvelles peintures pour la chaire. La tâche fut difficile non seulement à cause de la décoration baroque de l’ensemble de l’église mais aussi parce que l’artiste ne souhaite pas simplement « décorer ». Au contraire, « ses peintures doivent intégrer le service religieux, dans la ligne du sermon, des psaumes et de la musique d’orgue »4. Les oeuvres sont consacrées en 1977 et reçoivent un grand succès parmi les paroissiens et le clergé local. Pour le retable (illustration ci-dessus), Bodil Kaalund a gardé le cadre d’origine, de style baroque, auquel elle intègre trois de ses peintures qui représentent l’entrée de Jésus à Jérusalem. Sur l’espace central on voit Jésus sur un âne, entouré de personnes agitant des palmes pour célébrer son arrivée à Jérusalem. Dans les champs latéraux sont placés à gauche les disciples qui suivent Jésus, et de l’autre côté d’autres personnes qui l’accueille.

Voir les peintures du retable en détail

 

  Dans les années qui ont suivi cette première commande, les membres du conseil paroissial sont revenus à plusieurs reprises vers l’artiste pour qu’elle décore différents endroits de l’église, tel que le balcon de l’orgue, qui surplombe l’entrée (illustration ci-dessous), dont les champs ont été peints en 1981. Cette fois-ci, Bodil Kaalund a représenté des épisodes de l’Ancien Testament qui vont de la Création à Isaïe, en passant par Moïse qui présente les Tables de la Loi représenté dans le champ central.

 

 

Bodil Kaalund, huit peintures pour le balcon de l’orgue, 1982, église de Lemvig

 

   Parmi les nombreuses créations en milieu sacré de Bodil Kaalund, on doit également citer la grande peinture (8 mètres de haut) qu’elle réalisa en 1984, représentant l’Ascension et destinée à prendre place derrière l’autel de l’église de Solbjerg (illustration ci-dessous, à gauche). Face à la difficulté de choisir quel artiste devait remporter le concours pour réaliser la décoration du choeur, les membres du conseil demandèrent leur avis aux enfants qui arrivaient à ce moment là. Leur avis fut sans appel : la proposition de Bodil Kaalund était la meilleure parce que c’était la seule dans laquelle quelque chose « se passait », c’est-à-dire la seule dans laquelle une histoire se déroulait5.

 

 

Ci-dessus, à gauche : Bodil Kaalund, retable d’autel, 1984, église de Solbjerg

Ci-dessus, à droite : Bodil Kaalund, peinture, 1995-6, mur du chevet, église de Herlev

 

 

  • Quelques réflexions sur l’art sacré et le choix de l’artiste

   Les différences formelles entre les créations de Bodil Kaalund et celles de Svend Wiig Hansen sont évidentes. Le style de Bodil Kaalund est davantage ancré dans la tradition artistique de la peinture religieuse traditionnelle et il en va de même concernant le choix des thèmes qu’elle représente. Quant à Svend Wiig Hansen, sa préoccupation principale était de s’adresser à ses contemporains et pour ce faire, il estimait que l’iconographie traditionnelle n’était pas le meilleur méium, parce que pour lui cette iconographie chrétienne ne possède pas de lien assez concret avec nos expériences quotidiennes. La question qui se pose alors est la suivante : l’art qui prend place dans une église, doit-il avant tout s’adresser aux hommes et aux femmes qui lui sont contemporains ? La réponse est certainement oui, mais une nuance est absolument essentielle. En effet, la sensibilité et les préoccupations des paroissiens ne sont pas identiques d’une paroisse à l’autre. Ainsi il ne fait pas de doute que les paroissiens de l’église de Lemvig apprécient l’art figuratif et traditionnel de Bodil Kaalund, c’est un art qui semble leur « parler ». Il est intéressant de regarder la répartition sur une carte des différentes commandes religieuses exécutées par l’artiste6. Il apparait que la majorité des églises sont situées dans le Nord-Ouest du Danemark, une région considérée comme traditionnellement plus religieuse que le reste du pays7. L’église de Kastrup, dans laquelle les créations de Svend Wiig Hansen ont pris place se situe quant à elle dans la capitale, un lieu où les pratiques religieuses sont moins ancrées dans la traditionvii. Mais même au sein de la capitale les différences sont importantes au niveau de l’aspect pris par l’art sacré. J’ai eu l’occasion dans un article précédent de pointer ce fait dans le cas de Taksigelseskirken, une église de Copenhague fréquentée en majorité par des personnes âgées et dans laquelle, après avoir eu une décoration de style très moderne, les paroissiens ont choisi pour retable d’autel un tableau datant des années 1920, au style et à l’iconographie très traditionnels (voir article du 20 juin 2009).

 

 

Ci-dessus à gauche : Bodil Kaalund, Le Combat de Jacob avec l’Ange, aquarelle, esquisse pour les illustrations de la Bible, 1988-1992  (Photographie : in Krop og ånd, Bodil Kaalund, 2005)

Ci-dessus, à droite : Svend Wiig Hansen, panneau de L’Homme blessé, 1974, église de Kastrup © C. Levisse

 

 

  Une autre différence importante entre Svend Wiig Hansen et Bodil Kaalund est leur engagement religieux personnel. Bodil Kaalund est une artiste croyante, qui a profondément étudié la Bible et réalisé de nombreuses commandes religieuses ainsi que des illustrations pour une nouvelle édition de la Bible. Ce faisant, sa source d’inspiration principale pour ses créations en milieu sacré est le texte saint. Ses œuvres sont sans conteste des œuvres que l’on peut qualifier de « religieuses » et même « chrétiennes ». Quant à Svend Wiig Hansen, il ne réalisa qu’une seule commande religieuse dans sa carrière et l’artiste n’était pas un croyant pratiquant. Ses créations pour l’église de Kastrup font certes partie du domaine de l’art sacré, mais peut-on les appeler « religieuses » ou « chrétiennes » ? Ces deux termes paraissent trop restrictifs pour admettre les panneaux et les vitraux réalisés par Svend Wiig notamment parce que ses oeuvres en milieu sacré semblent pouvoir toucher au-delà de la communauté des croyants.

  L’essentiel en matière d’art sacré serait-il l’assentiment de ceux qui utilisent l’église de façon régulière ? On pourrait citer quelques cas de commandes religieuses au Danemark qui furent houleuses et suscitèrent des polémiques, principalement lorsque ce sont des institutions artistiques telles que le Fond National pour l’Art (« Statens Kunstfond ») ou le Conseil des arts danois («Statens Kunstråd ») qui imposèrent le choix de l’artiste. Dans le cas de la cathédrale de Ribe, Carl-Henning Pedersen, membre de Cobra, fut choisi en 1982 par le directeur du Fond national pour l’art pour réaliser la décoration du mur du chevet à l’encontre des souhaits du conseil paroissial de la cathédrale de Ribe. L’année qui suivit fut parsemée de débats et de polémiques contre cette décision. Mais le temps passant, les créations de Carl Henning Pedersen sont désormais considérées comme l’un des meilleurs exemples d’art sacré contemporain. Ces institutions artistiques – non religieuses – qui proposent et parfois choisissent les artistes qui vont réaliser telle ou telle commande religieuse ont pour principale préoccupation la qualité artistique, c’est-à-dire formelle, de l’art sacré et non son contenu théologique ou sa fonction liturgique. Si leurs représentants ont parfois manqué de tact, il faut savoir leur faire confiance si l’on veut donner la chance aux artistes les plus contemporains de créer pour un lieu sacré. Car lorsque les conseils paroissiaux sont livrés à eux-mêmes, la facilité et la sécurité reposent souvent dans le choix d’artistes reconnus comme « religieux » et donc « sûrs », comme l’est Bodil Kaalund.

 

  Pour conclure, je ne peux m’empêcher de vous adresser deux dernières questions, qui j’espère donneront lieu à quelques commentaires :
  L’art contemporain dans une église, lorsqu’il n’est ni religieux ni chrétien au sens strict, ne nous questionne-t-il pas plus profondément que l’art religieux traditionnel ?
  Mais est-il finalement essentiel que l’oeuvre qui prend place dans un lieu sacré nous questionne et remette en cause notre compréhension habituelle de la religion chrétienne ? Ou peut-elle « simplement » illustrer les épisodes bibliques qui sont familiers aux croyants ?

 

 

 

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Notes

1. Allis Helleland, in Jean Garff (dir.), Kaalunds kirker, Copenhague, Borgen, 2000, p. 10: “Danmarks førende nulevende kirkekunstner”

2. Propos de Bodil Kaalund rapportés par Julie Grothen, in ”Forskellige veje til kirkekunsten”, Kristeligt Dagblad, 14 novembre 2006

3. Bodil Kaalund, in Garff, 2000, op. cit., p. 61

4. Svend Larsen, in Garff, 2000, op. cit., p. 8

5. Mikael Wivel rapporte cette anecdote dans son livre, Kunsten i kirken, Copenhague, Thaning&Appel, 2005, p. 111

6. Carte dans Garff, 2000, op. cit.

7. Lorsque l’on étudie les pratiques religieuses en fonction des critères géographiques, il apparait que la capitale et sa banlieue sont des zones dans lesquelles la religion a moins d’importance et où les chiffres concernant les pratiques religieuses sont toujours les plus bas.

 

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