CRUX (affiche de l’exposition et couverture du catalogue)
L’ancienne abbaye cistercienne d’Esrum (« Esrum kloster »), à cinquante kilomètres au nord de Copenhague, au Danemark, a reçu des fonds importants de la part de plusieurs fondations privées (plus de 200000 couronnes ; soit environ 27000 €) dans l’objectif de réaliser une exposition ambitieuse et de qualité : « CRUX ». Le titre reprend le mot latin qui signifie « croix », désignant ainsi le thème de cet évènement artistique, accessible aux visiteurs depuis le 1er avril, c’est-à-dire depuis le Jeudi saint – le jour où est commémorée la crucifixion sur la croix de Jésus-Christ.
- L’ancienne abbaye d’Esrum
« Esrum kloster » est une ancienne abbaye cistercienne, établie en 1151 et dédiée à la Vierge. L’abbaye devient rapidement un centre important et travaille à la diffusion de la règle cistercienne au Danemark. Au 13e siècle, une nouvelle église est construite, l’une des plus grandes en Scandinavie. A la suite de la Réforme, officiellement adoptée en 1536, l’abbaye devient propriété de l’Etat et les quelques moines restant sont progressivement envoyés vers d’autres abbayes. A partir de 1559, les bâtiments sont totalement abandonnés et seront démantelés, les matériaux servant à la construction d’autres bâtiments dans la région. Par conséquent, il ne reste aujourd’hui presque plus rien de l’ensemble qui exprimait, au Moyen Age, la puissance de cet ordre monastique ; l’église a ainsi entièrement disparue. Les trois corps de bâtiment qui demeurent ont été utilisés à divers escients : ferme, caserne, centre pour les réfugiés lettons… Après restauration, l’ensemble est depuis 1996 un centre de loisirs culturels, naturels et religieux.
L’ancienne abbaye d’Esrum © Esrum Kloster & Møllegård
- CRUX – ou que signifie la croix ?
La croix est un symbole central pour les chrétiens, d’où la volonté des dirigeants de l’ancienne abbaye d’Esrum de monter une exposition qui interroge ce symbole, à la fois au niveau de ses origines, ses usages culturels, religieux et politiques, et de ses significations aujourd’hui. La première partie de l’exposition consiste en une présentation concise et pédagogique de ce symbole aux formes multiples : depuis le svastika et l’ankh (croix égyptienne), jusqu’à la croix de la Croix rouge, en passant par la croix latine… L’une des questions lancinantes est la suivante : est-ce que la croix est forcément un symbole religieux ? Est-elle essentiellement religieuse ?
La seconde partie de l’exposition adresse la question de la pertinence de la croix comme symbole dans le monde actuel. Le souhait du directeur de l’ancienne abbaye d’Esrum, Thomas C. Thulstrup, concernant les croix des artistes contemporains est « qu’elles soient les témoins de la différence avec laquelle la croix est perçue » (catalogue, p. 6). Dix artistes ont été sélectionnés et se sont vus confier chacun une croix latine de bois, de 2 mètres de haut et 1,4 mètre de large. Tous sont bien intégrés au sein de la scène séculaire de l’art contemporain danoise et ne sont pas spécialement dédié leur carrière artistique à l’exploration de l’iconographie et la symbolique chrétiennes. L’expérience est intéressante car elle démontre que la croix, si elle devient le support d’interprétations très personnelles, n’en reste pas moins un symbole pertinent avec lequel les artistes d’aujourd’hui entrent volontiers en dialogue. On ne peut cependant s’empêcher de noter que leurs variations sur la croix se sont pas si variées que ce que l’on pourrait imaginer et la forme même de la croix n’est que très peu remise en question. Dans ce sens, leurs traitements du symbole est finalement plutôt classique ; il a néanmoins le mérite de faire de la croix le support de différents sens, le centre d’inattendues associations d’idées.
- Dix artistes contemporains « aux prises » avec la croix…
Peter Bonde (Danemark, né en1958) est une figure marquante de la peinture contemporaine danoise. Il a, entre autres, réalisé de nombreuses commandes, l’une des plus remarquables étant la décoration de l’église d’une prison de Copenhague en 2003. Pour l’exposition CRUX, Bonde a appliqué à la croix la même procédure qu’à ses toiles : il amasse sur la croix différents témoins de sa vie quotidienne, photographie, coupures de journaux, cassettes vidéos, une peinture…, ces documents étant choisis par associations libres, c’est-à-dire en fonction de ce que la croix éveille en lui. L’élément le plus notable est certainement les miroirs placés à hauteur d’yeux sur la poutre verticale de la croix. Cette dernière n’est-elle pas, finalement, ce que chacun d’entre nous y voyons, y projetons, c’est-à-dire nos propres mythologies, histoires et croyances ?
Ci-dessous à gauche : Peter Bonde, Sans-titre
© Caroline Levisse
Ci-dessus, à droite : Ursula Reuter Christiansen, Sans-titre
© C. Levisse
Ursula Reuter Christiansen (Allemagne, née en 1943) a étudié à Düsseldorf sous l’influence de Joseph Beuys, puis elle s’est installée au Danemark, où elle a pris part au mouvement féministe. Sa transformation de la croix pour l’exposition, qui s’intitule Croix blessée, est incroyablement directe et pure. L’artiste a entièrement « pansé » la croix avec des bandes de gaze. Ce matériel évoque le feutre tant utilisé par Beuys – qui fit lui-même de nombreuses références à la croix dans ses œuvres. Mais aussi, ces deux poutres couvertes de bandages n’évoquent-elles pas un corps humain, entièrement blessé ?
Doris Bloom (Amérique du Sud- Danemark, née en 1954) a percé 2010 trous dans la croix qui lui a été confiée pour l’exposition ; 2010, comme le nombre d’années qui se sont écoulées depuis la crucifixion. Une croix du Sud – un titre qui fait référence à la constellation du même nom facilement visible depuis l’hémisphère sud – est une collaboration entre l’artiste et des enfants danois et sud-africains : chacun a écrit un vœu sur un morceau de papier ensuite roulé et inséré dans l’un des trous sur la croix. La croix – qui n’est pas un symbole uniquement religieux, selon l’artiste – porte alors l’espérance en un monde meilleur.
Ci-dessus : Doris Bloom, A Southern Cross © Caroline Levisse
Marco Evaristti (Chili, né en 1963) travaille à Copenhague depuis de nombreuses années, où il est connu pour ses œuvres provocantes, qui s’offrent souvent au spectateur comme un défi le poussant à questionner ses convictions, clichés et attitudes. Son travail pour CRUX est certainement le plus intéressant dans le sens où Evaristti est le seul artiste qui, à partir de la croix reçue, se défait complètement de celle-ci. L’artiste l’a brûlée et il expose les cendres dans une petite pyramide de verre, intitulant l’œuvre De la cendre à la cendre. La rencontre des symboles (pyramide, cendre, métamorphose) autour de la croix disparue – bien que d’une certaine manière présente – façonnent une expérience et une réflexion inédites sur la croix.
Ci-dessous : Marco Evaristti, From Ashes to Ashes © Caroline Levisse
Ci-dessus : Mie Mørkeberg, Meat Me / Eat Me © C. Levisse
Mie Mørkeberg (Danemark, née en 1980) est une personnalité montante de la scène artistique danoise. On reconnaît immanquablement son style et ses peintures mettant en scène des éléments de la vie quotidienne dans une étrange atmosphère, quelque peu surréaliste. Elle a peint sa croix de couleurs sombres, ajoutant une inscription sur la poutre horizontale. D’un côté on lit « meat me », l’apposition des mots « viande » et « moi », qui phonétiquement peut aussi se comprendre comme « meet me », c’est-à-dire « rencontre-moi » ; tandis que de l’autre côté on lit « eat me », « mange-moi ». La croix semble donc pour l’artiste être non seulement le symbole du sacrifice du Christ et de sa commémoration liturgique, l’Eucharistie, mais aussi un corps de chair.
Knud Odde (Danemark, né en 1955) est un écrivain et un artiste, dont le style tend à évoquer l’art des années 1960 et le pop art. Le titre de sa croix est évocateur : M’illumino / d’immenso, une citation du poème « Matin » de Guiseppe Ungaretti, que l’on pourrait traduire par « je m’inonde de la lumière de l’immensité » ou « je m’illumine d’immensité ». Le poème, écrit alors qu’Ungaretti était soldat en 1917, exprime ses espoirs en une fraternité entre les peuples ; un espoir que l’artiste inscrit littéralement sur la croix, faisant d’elle la porteuse de cet espérance. Quant à la femme nue qu’Odde a posée devant la croix, elle peut renvoyer à des personnages bibliques féminins, mais il s’agit également d’une citation. Cette figure vient de la décoration de la piscine de Frederiksberg où elle symbolise le fait de se nettoyer physiquement, de se laver. La croix comme purification et espérance ?
Ci-dessous, à gauche : Knud Odde, M’illumino / d’immenso © C. Levisse
Ci-dessus, à droite : Andreas Schulenburg, Sans-titre
© C. Levisse
Andreas Schulenburg (Allemagne, né en 1975) vit et travaille depuis longtemps à Copenhague où il s’est distingué par ses compositions absurdes et grotesques qui reflètent certains aspects de la société contemporaine. Cette absurdité se retrouve dans son œuvre pour CRUX : il insère au milieu un élément couvert de feutre, qui d’un côté est une hache qui fend la croix en deux et de l’autre côté le pied d’un bovin. Il a ensuite peint les deux parties de la croix en blanc et en noir, reflet du dualisme de cet objet, symbolisant à la fois le bien et le mal.
Jon Stahn (Danemark, né en 1970) est un artiste dont les leitmotivs sont la multiplicité, la transformation et le renouvellement. Dans son œuvre, il a démultiplié la croix : on trouve celle qu’on lui a donnée pour l’exposition, mais aussi de nombreuses autres, qui viennent s’encastrer les unes dans les autres sur le plan horizontal et selon différentes orientations. Sa composition est soutenue d’une lumière orange tamisée qui provient d’en-dessous le panneau, un éclairage presque « auratique ». Peut-être cette œuvre peut-elle nous entraîner vers une réflexion sur le nombre incroyables de croix qui nous entoure dans la vie quotidienne (crucifix, drapeau danois, croix en pendentif…) : la croix comme un symbole omniprésent…
Ci-dessous, à gauche : Jon Stahn, Sans-titre © C. Levisse
Ci-dessus, à droite : Lene Adler Petersen, Angorakorset [La croix angora]
© C. Levisse
Lene Adler Petersen (Danemark, née en 1944) est connue pour ses performances et actions réalisées dans les années 1960 et 1970, telle son intrusion dans la salle de rencontre de la Bourse à Copenhague, qu’elle traversa nue et brandissant une croix (Le Chirst féminin, 1969). Elle participe ici avec La croix angora, une croix dont les quatre « membres » (comme s’il s’agissait d’un être humain) sont couvert de « manches » tricotées en laine angora, d’un blanc immaculé. On retrouve, comme chez Ursula Reuter Christiansen, l’anthropologisation de la croix latine, qui devient de la sorte une personne, ici comme si elle ouvrait les bras dans un geste d’accueil.
Morten Viskum (Norvège, né en 1965) a créé à plusieurs reprises de bruyants débats dépassant largement le domaine de l’art. Eduqué pour être vétérinaire, il a quitté sa formation à la dernière minute pour devenir un artiste et depuis, son art ne cesse de poser des questions existentielles via des éléments qui lui étaient familiers dans sa formation médicale : les rats de laboratoire et les corps morts. Ainsi, il a peint sa croix avec « la main qui ne s’arrête jamais de peindre », une main humaine appartenant à un corps mort, duquel elle est aujourd’hui dessoudée pour servir de « pinceau » à Viskum. Sur la poutre horizontale de la croix, il a placé douze petits bocaux, renfermant les corps de douze jeunes rats, morts lors d’expérimentations scientifiques et faisant habituellement partie de son installation J’espère qu’ils ne sont pas morts pour rien (1999). Enfin, Viskum a « couronné » la croix d’un crâne. Les rats et le Christ ne sont pas si antithétiques, semble-t-il suggérer ; les uns comme l’autre ont été sacrifiés, c’est-à-dire que leur mort est censée servir un but supérieur et être ainsi bénéfique. Les rats de laboratoire sont, dans le monde moderne, les victimes nécessaires de la volonté de créer un monde meilleur ; une croyance que l’on est en droit de questionner…
Ci-dessous : Morten Viskum, Sans-titre, vue d’ensemble et détail
© C. Levisse
Ces dix interprétations contemporaines de la croix sont porteuses de nombreuses interrogations quant à la signification de ce symbole : est-il religieux ou séculaire ? Peut-on ignorer sa dimension religieuse ? Représente-t-il le bien ou le mal ? Comment fait-on de la croix un symbole d’espoir dans le monde actuel ? …
Ces œuvres sont visibles jusqu’au 12 décembre 2010, elles seront ensuite vendues aux enchères et les bénéfices seront reversés à la Croix Rouge danoise.
Caroline Levisse
13 septembre 2010
Source :
Rune Clausen (éd.), CRUX, cat. d’exp. Esrum Kloster & Møllegård, 2010
Informations pratiques :
CRUX
Esrum Kloster og Møllegård, Esrum, Danemark
1 avril – 12 décembre 2010
Commissaire de l’exposition : Malou Erritzøe
Catalogue de l’exposition en danois, publication dirigée par Rune Clausen
Site internet de l’ancienne abbaye d’Esrum : http://www.esrum.dk, en anglais : http://www.esrum.dk/english