Un sommet se dégage aujourd’hui en la ville de Naumburg, en Saxe-Anhalt, sous les espèces d’une exposition sensationnelle d’une ampleur inaccoutumée et d’une qualité hors-pair, consacrée aux origines et au rayonnement de l’art du Maître de Naumburg. L’exhaustivité n’en est pas la seule qualité. Ni l’évident enthousiasme de ceux qui l’ont préparée, réalisée et qui chaque jour l’ouvrent aux nombreux visiteurs venus en consacrer le succès. L’incroyable qualité de l’audioguide en français serti de chants médiévaux, ciselé de voix différentes nous citant Tristan et Yseult, nous invitant à l’émerveillement et détaillant chaque statue en la situant dans son contexte exact, n’a pas peu contribué à l’effet de surprise.
Dans chaque détail de cette exposition on pressent que les regards se sont tournés non pas vers les seuls objets pris en eux-mêmes – défaut récurrent des expositions nationales – mais qu’ils ont avisé le monde comme ces objets l’avisaient. C’est ainsi un regard complet. Il est bien celui du commissaire d’exposition, du visiteur, du guide – il est aussi le point de vue du sculpteur, du fondateur, du chevalier. Ce qui sonne juste ici, c’est qu’au lieu de nous dispenser quelques analyses brillantes et coupées les unes des autres, les chercheurs et les historiens semblent tous se souvenir de la même réalité contemplée, ce qui donne une unité organique inédite au propos. La synthèse atteinte par les arts au XIIIe siècle n’est pas seulement expliquée point par point mais transmise. C’est l’aspect le plus révolutionnaire de l’entreprise. Nous n’assistons pas simplement à l’avènement de cette spiritualité vivifiante, nous sommes vivifiés par elle.
Mais c’est aussi que le cloître, le corps d’abbaye tout entier en travaux depuis quinze ans, sont entièrement occupés par un nombre inouï de pièces originales ou de copies venues de France et d’Allemagne, de maquettes, de manuscrits, d’épées et de gisants, par des écus, des reconstitutions virtuelles, des maquettes. Le fourmillement du réel médiéval opère une métamorphose sur le visiteur. Si bien qu’il est naturel de trouver à l’extérieur un véritable compagnon du devoir en train de peaufiner un personnage en pierre. Venu de Frankfurt-am-Main, il n’est pas le seul invité à montrer ses talents, explique-t-il, d’autres viendront les semaines suivantes. Plus loin, un jardin illustre grandeur nature les types de végétaux sculptés sur les piliers : des vignettes enfouies entre les feuillages livrent leur éclairante analogie, et des panneaux expliquent les vertus médicinales prêtées au houblon, au trèfle blanc et au lierre.
L’intelligence est à la fête. En témoignent les deux épais volumes (mille pages chacun) du catalogue de l’exposition que nous brûlons de voir un jour traduits en français.
Ces merveilles visibles en la ville de Naumburg jusqu’à cet automne semblent presque sortir de leurs cendres toutes les autres merveilles ensevelies sous la guerre et l’oubli. Pour qui se souvient des façades grises de l’ex-RDA, des ruines de Gernrode ou de la triste muséographie qui régnait dans la cathédrale de Naumburg jusqu’à la chute du Mur, une telle exposition signifie beaucoup. Elle semble née d’une attente qui aurait couvé soixante ans sous le joug communiste et le plaisir qu’elle provoque coupe le souffle tant nous sommes peu habitués en France à des catalogues aussi imposants et à des parcours initiatiques mûrement réfléchis par quinze années de recherche, sans compter un atelier de sculpture destiné aux enfants. J’ajouterai que voir surgir un tel miraculeux ensemble gothique dans une région aussi marquée par 1945 et la triste industrialisation de l’après-guerre fait chaud au coeur, comme si symboliquement se rejoignaient deux souffrances, allemande et française, car l’exposition n’oublie pas ce que Reims et Coucy doivent à l’artillerie allemande, qui dans un acte de "barbarie" a quasiment rasé l’une et l’autre. Le mot "barbarie" figure sur les cartels, courage typiquement germanique qu’il faut saluer, et sur lequel les expositions françaises pourraient prendre exemple lorsque nos agissements n’ont pas été de la première noblesse…
Donjon du château de Coucy, dynamité en 1917
C’est donc une joie complète, historique et métaphysique, de voir la Saxe-Anhalt retrouver ses couleurs et sortir au grand jour ses trésors celés, explorer ses caves murées, ses débris, comme montrant subitement ses entrailles, le cœur encore battant qui ne bat plus nulle part. A quoi assigner, me demandais-je sur le chemin du retour, cette vivifiante, cette enivrante et pleine coupe ? Il ne revient à nul autre art de produire cette impression d’apaisement complet, de sérénité gracieuse et de souriante ampleur, comme si du jardin au vêtement, des parements liturgiques à la statuaire, de l’architecture à l’écriture, une espèce de germination spirituelle était directement à l’oeuvre sous nos yeux au XIIIe siècle, dans les moindres pans de la vie concrète. Est-ce que la violence des faces inexpressives, la dureté du vide ne nous frappent pas davantage au retour de Naumburg ? Les affiches de vos villes modernes avec leurs mines de bravoure niaise ou de sidération plate ne nous paraissent-elles pas insignifiantes ? La fraîcheur des réclames, éventée ? La joliesse de nos mannequins, sous-dimensionnée ? Est-ce que ce visage du XXIème siècle, celui qu’on nous vend partout, n’éclate pas en mille morceaux quand nous avisons simplement Uta von Naumburg ?
Est-ce qu’en quittant ces visages miroirs d’une âme simplifiée et fluide, sertis dans l’essentiel, capables de refléter force et humilité, ce n’est pas la parole de saint-Paul qui nous revient en mémoire : "au terme, nous parviendrons tous ensemble à l’unité dans la foi et à la vraie connaissance du Fils de Dieu, à l’état de l’Homme parfait, à la plénitude de la stature du Christ" (Eph. 4-13)?
Probablement l’héroïsme tendre et les facultés saintes n’expliquent-elles pas seulement la troublante apparition de Naumburg. Il faut qu’un défaut d’être nous ait rongés à l’estomac, qu’une infranchissable distance nous ait coupés de toute joie concrète, pour que cette vision surnaturelle opère sur le présent son bouleversant retour. Il faut, pour que le contrecoup de l’époque soit si rude, que les corps du XIIIe siècle nous refusent dans ce que nous sommes et nous dilatent dans ce que nous devons être, au-delà de notre temps, de nos idées, de nos mots, et que nous retrouvions, le souffle coupé, la capacité d’âme dont ces sculptures sont saturées à tel point qu’à leur approche nous éprouvions comme quelque chose de neuf, d’intact, d’inavoué.
Déjà, ce visage légèrement rosé nous regarde. Les yeux en amande fixent une aurore dont le froid se laisse deviner à l’épaisseur du manteau dont le col épouse jusqu’à la main qui le relève. Ce visage nous éclaire. A peine entrevu, il nous renseigne sur la vitalité d’un autre monde, qui n’est peut-être en fin de compte que celui de la sculpture. La photographie choisie par Malraux dans Les Voix du silence, que je croisai pour la première fois en noir et blanc à l’âge de seize ans, retentit aussi du titre dont il a paré son livre : elle est à son tour l’une des voix très-audibles du silence. Cette sculpture se tait magnifiquement. Ce qui signifie qu’elle sait magnifiquement. Uta n’est pas seulement postée dans le chœur occidental de la cathédrale de Naumburg, elle est comme l’émanation d’une réalité cordiale, directement consentie par le cœur. A la voir rayonner de l’aube même qu’elle contemple, nous nous trouvons non pas à ses côtés mais contemplés par elle, pris dans un paysage sublime, considérés par une personne suffisamment claire et attentive, reine de son attention et de sa clarté, pour nous avoir conféré, par-delà les siècles, une importance largement dédaignée par l’art contemporain. Nous voici consubstantiels à la neige, aux faucons et aux forêts. Nous voici lus entre les lignes. Percés à jour. C’est d’espérance que ce regard a été fait femme. Non d’espérance comme un rendez-vous déçu d’à présent se défausse sur une hypothèse, mais d’espérance portée par un principe bénéfique insufflé au réel. Elle nous bouscule par sa beauté, de bouche sûre et mûre, articulant certains mots encore muets avec art, les tournant à notre profit, et bientôt ces lèvres rosées s’entrouvriront comme le buccin de l’ange, avec une impatience qui nous gagnera.
Sans idée morale hautement humaniste pourtant. Sans gaucherie argumentative. Miraculeuse et directe. Elle nous décrit en silence sa jubilation à la seule vue de notre être. Nous nageons en pleine révélation. La sculpture architecturale, ou architecture sculptée du XIIIème siècle, marque un point de non-retour dans la manière dont le christianisme a infusé son art de vivre. Pas un ceinturon, un coffre ni une coiffe, pas une porte, un carnet ni une broche qui ne porte son équilibre interne, son harmonie, sa forme parfaite comme une ressemblance avec le premier modèle, un paradis descriptible, non logé aux confins du ciel, déclinable en objets coutumiers, pour l’usage, pour le bien-vivre du jour.
C’est du moins ce qu’il est possible de pressentir en se promenant dans le cloître, le jardin et dans les autres lieux de l’exposition qui ne se borne pas au Dom. C’est un rendez-vous avec l’être, un rendez-vous impossible à remettre. L’urgence de la beauté et d’une forme de vérité positive, subitement évidente, s’y font sentir là plus qu’ailleurs.
Childebert, abbaye Saint-Germain-des-Prés
Ce bonheur inexprimable de trouver, au gré de la Strasse der Romanik qui sillonne les vignes et les vallées du Land de Saxe-Anhalt, une exposition qui non seulement tranche par sa qualité et son ampleur, mais qui signifie autant l’amitié franco-allemande que le renouveau de la recherche médiévale contemporaine, il est presque nécessaire, d’une nécessité qui n’a pas grand chose à voir avec la vie culturelle, de s’en faire le relais. Les raisons de s’enthousiasmer réellement ne sont pas si fréquentes qu’elles puissent justifier toujours de pleines pages de critique d’art. Mais lorsqu’il faut partir enfin sur les traces du Maître de Naumburg dont les premières oeuvres sont liées à la cathédrale de Reims et probablement au château de Coucy, pour remonter vers la Saale découvrir le choeur de la cathédrale de Naumburg, on renoue, le temps d’une après-midi étrange, avec des visages qui parlent couramment la lumière, comme on parle une langue.
Car la clarté divine est pénétrante
Par l’univers, selon comme il en est digne,
A tel point que rien ne peut y faire obstacle.
Dante, Divine Comédie, Le Paradis, Chant XXXI
Christophe Langlois
Vendredi 26 août 2011
Pour en savoir plus sur l’exposition :
« Le Maître de Naumburg, sculpteur et architecte dans l’Europe des cathédrales »
Exposition du Land de Saxe-Anhalt, Naumburg-Saale
Du 29 juin au 2 novembre 2011
Renseignements et services
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