Bossuet, Sermon sur la mort (1662)
Bossuet recourt à la prosopopée, discours fictif – la Mort restant silencieuse –, où il fait parler successivement le roi David et Tertullien, Arnobe, saint Paul, tout en intercalant une méditation lyrique à la première personne.
1ère partie de l’Exorde : « Me sera-t-il permis aujourd’hui d’ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre ? Je ne pense pas, messieurs, que des chrétiens doivent refuser d’assister à ce spectacle avec Jésus-Christ. C’est à lui que l’on dit dans notre évangile : Seigneur, venez, et voyez où l’on a déposé le corps de Lazare ; c’est lui qui ordonne qu’on lève la pierre, et qui semble nous dire à son tour : venez, et voyez vous-mêmes (…). C’est une étrange faiblesse de l’esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoi qu’elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes diverses. On n’entend dans les funérailles que des paroles d’étonnement de ce que ce mortel est mort. Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui a parlé, et de quoi le défunt l’a entretenu ; et tout d’un coup il est mort. Voilà, dit-on, ce que c’est que l’homme ! Et celui qui le dit, c’est un homme ; et cet homme ne s’applique rien, oublieux de sa destinée ! Ou s’il passe dans son esprit quelque désir volage de s’y préparer, il dissipe bientôt ces noires idées ; et je puis dire, messieurs, que les mortels n’ont pas moins de soin d’ensevelir les pensées de la mort que d’enterrer les morts mêmes (…). Mais peut-être que ces pensées feront plus d’effet dans nos cœurs si nous les méditons avec Jésus-Christ sur le tombeau de Lazare ? »
2e partie de l’Exorde : « Ainsi nous n’avons qu’à considérer ce que la mort nous ravit, et ce qu’elle laisse en son entier ; quelle partie de notre être tombe sous ses coups, et quelle autre se conserve dans cette ruine ; alors nous aurons compris ce que c’est que l’homme (…).
1er point : Qu’est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? J’entre dans la vie pour en sortir bientôt ; je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître. Tout nous appelle à la mort : la nature, presque envieuse du bien qu’elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu’elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu’elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce : elle en a besoin pour d’autres formes, elle la redemande pour d’autres ouvrages. Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu’ils croissent et qu’ils s’avancent, semblent nous pousser de l’épaule, et nous dire : retirez-vous, c’est maintenant notre tour. Ainsi, comme nous en voyons passer d’autres devant nous, d’autres nous verront passer, qui doivent à leurs successeurs le même spectacle. Ô Dieu ! Encore une fois, qu’est-ce que de nous? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! Si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! Et que j’occupe peu de place dans cet abîme immense du temps ! Je ne suis rien : un si petit intervalle n’est pas capable de me distinguer du néant ; on ne m’a envoyé que pour faire nombre ; encore n’avait-on que faire de moi, et la pièce n’en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre (…). »
Le 1er point aboutit à l’idée de notre néant, à la fuite du temps, à la brièveté de la vie.
collatéral nord de l’église abbatiale de La Chaise-Dieu, vers 1450 ©Otcasadei CC BY-SA 4.0 DEED
2d point : Preuves de la dignité de l’homme qui se distingue de la création
« Sans doute, il y a au dedans de nous une divine clarté : « un rayon de votre face, ô Seigneur, s’est imprimé en nos âmes : (…). » C’est là que nous découvrons, comme dans un globe de lumière, un agrément immortel dans l’honnêteté et la vertu : c’est la première raison, qui se montre à nous par son image ; c’est la vérité elle-même, qui nous parle et qui doit bien nous faire entendre qu’il y a quelque chose en nous qui ne meurt pas, puisque Dieu nous a fait capables de trouver du bonheur, même dans la mort. Tout cela n’est rien, chrétiens ; et voici le trait le plus admirable de cette divine ressemblance. Dieu se connaît et se contemple ; sa vie, c’est de se connaître : et parce que l’homme est son image, il veut aussi qu’il le connaisse être éternel, immense, infini, exempt de toute matière, libre de toutes limites, dégagé de toute imperfection. Chrétiens, quel est ce miracle ? Nous qui ne sentons rien que de borné, qui ne voyons rien que de muable, où avons-nous pu comprendre cette éternité ? Où avons-nous songé cette infinité ? »
1ère preuve : le génie humain
2e preuve : l’immortalité de l’âme
3e preuve : le sentiment de l’infini « Ô éternité ! Ô infinité ! dit saint Augustin, que nos sens ne soupçonnent pas seulement, par où donc es-tu entrée dans nos âmes ? Mais si nous sommes tout corps et toute matière, comment pouvons-nous concevoir un esprit pur ? Et comment avons-nous pu seulement inventer ce nom ? (…) »
XVIè siècle, Cathédrale d’Autun ©Martine Petrini-Poli
Conclusion : « Comme un vieux bâtiment irrégulier qu’on néglige, afin de le dresser de nouveau dans un plus bel ordre d’architecture ; ainsi cette chair toute déréglée par le péché et la convoitise, Dieu la laisse tomber en ruine, afin de la refaire à sa mode, et selon le premier plan de sa création : elle doit être réduite en poudre, parce qu’elle a servi au péché.
Ne vois-tu pas le divin Jésus qui fait ouvrir le tombeau ? C’est le prince qui fait ouvrir la prison aux misérables captifs. Les corps morts qui sont enfermés dedans entendront un jour sa parole, et ils ressusciteront comme le Lazare ; ils ressusciteront mieux que le Lazare, parce qu’ils ressusciteront pour ne mourir plus, et que la mort, dit le Saint-Esprit, sera noyée dans l’abîme, pour ne paraître jamais : et mors ultra non erit (Et la mort ne sera plus, Apocalypse 21, 4) (…). »
La métaphore filée de l’édifice, inspirée de saint Paul, domine la fin du sermon et met en antithèse le vieux bâtiment irrégulier humain et le bel ordre d’architecture divin. La rigueur du raisonnement de Bossuet fait place dans cette péroraison à l’élan mystique final destiné à toucher les cœurs : la résurrection de Lazare annonce la résurrection universelle à la fin des temps en une gradation saisissante. Les Oraisons funèbres de Bossuet (d’Henriette de France, 1669, de sa fille Henriette d’Angleterre, 1670, du Prince de Condé, 1687) sont aussi, au-delà de l’éloge des défunts célèbres, des formes de « Sermons sur la mort ».
— Martine Petrini-Poli
(professeur de lettres en classes préparatoires HEC au Lycée de Chartreux et à l’Ecole des Avocats de Lyon (EDA), rédactrice à Espace prépas, Ellipses et Studyrama. Responsable de la Pastorale du Tourisme de Saône-et-Loire)