Nous avons vu que, très tôt, les Pères de l’Église se sont préoccupés de pastorale. Plusieurs rédigèrent des traités centrés sur la prédication. Dans le De doctrina christiania, Augustin († 430), évêque d’Hippone, transpose à la prédication chrétienne les règles de la rhétorique antique ; selon le modèle cicéronien, le sermon doit enseigner (docere), plaire (delectare) et émouvoir (movere) l’auditeur. Dans la Regula pastorales, rédigée au début de son pontificat (590), le pape Grégoire le Grand propose un bref traité sur la vie et les devoirs de l’évêque ; l’essentiel est consacré à la prédication, notamment en fonction de la nature des auditeurs. Ce souci du public apparaît bien au XIIIe siècle avec la diffusion de la prédication, qui ne se limite plus à l’autorité épiscopale.
Le IVe concile de Latran, en 1215, centra son dixième canon sur l’Institution des prédicateurs : Les évêques (…) ne peuvent suffire à dispenser la parole de Dieu, spécialement dans les diocèses vastes et de population dispersée. Nous statuons donc par une constitution générale que les évêques désignent pour remplir sainement le saint ministère de la prédication, des hommes capables, puissants en œuvres et en paroles [Luc 24, 19], qui devront visiter à leur place les populations à eux confiées lorsqu’ils ne pourront le faire eux-mêmes, les édifier par leur parole et leur exemple, leur dispenser, s’ils en ont besoin, les secours utiles (…)
Ainsi le XIIIe siècle met en place de nouveaux ordres religieux, mendiants : l’Ordre des Frères Mineurs, dit franciscain, né en Italie sous l’impulsion de saint François d’Assise et confirmé par le pape Innocent III en 1210, ainsi que l’Ordre des (Frères) Prêcheurs, fondé en 1215 à Toulouse par saint Dominique de Guzman, canonisé en 1234, d’où le nom d’ordre dominicain. Durant la période médiévale, la prédication itinérante et mendiante constitue une activité centrale de la vie des franciscains et des dominicains qui imitent le modèle des apôtres et des soixante-douze disciples envoyés deux par deux, sans bourse ni sac ni sandale, par le Christ, selon l’Évangile de Luc (10, 1).
La prédication des Frères Mineurs
Les Frères Mineurs recourent fréquemment dans leurs prédications aux exempla, récits de longueur variable portant sur des sujets divers, destinés à persuader et servant d’exemples ou de contre-exemples. Ces exempla ont été étudiés sur le plan narratif, lexical et anthropologique par l’Ecole des Annales qui s’intéresse à l’histoire des mentalités, autour de l’historien Jacques Le Goff. Il s’agit d’abord du travail de compilateurs médiévaux qui recourent aux récits des Écritures ou de prédicateurs célèbres. Ces récits prennent place dans un espace spatial proche des auditeurs. Le prédicateur insiste particulièrement sur le sacrement de confession, la dévotion mariale, l’assistance à la messe et au sermon. Sont à bannir la luxure, le vol, le blasphème, les soins excessifs du corps, l’irrespect pour le sacré et pour les pauvres. La vie quotidienne est évoquée par les fêtes, les pèlerinages, les catastrophes naturelles. Le signe de croix assure la protection divine. Les récits animaliers, chers aux franciscains, ont souvent une valeur ambivalente. Mis à part dans les sermons du théologien franciscain saint Bonaventure (1217 ou 1221-1274), les grandes questions théologiques ne sont pas abordées dans les exempla. Il s’agit d’amener les fidèles, par une prédication populaire adaptée à leur niveau de culture et à leur place dans la société, à pratiquer leur religion au quotidien selon les principes du concile de Latran IV (1215), qui a mis l’accent sur les pratiques sacramentelles, in Un recueil d’exempla franciscain méridional du XIIIe siècle, Édition critique du manuscrit BNF, lat. 3555, par Charles Dandine, 2015, article de l’École des Chartes.
La prédication des Frères Prêcheurs ou Dominicains
Suivant la règle de saint Augustin et ses propres Constitutions, l’ordre dominicain a pour mission l’apostolat et la contemplation. Le pape Jean-Paul II rappelait que, depuis son origine, l’une des missions principales confiées à l’ordre a été la proclamation de la vérité du Christ en réponse à l’hérésie (d’abord albigeoise, puis toutes les nouvelles formes d’hérésie manichéenne récurrente que le christianisme a dû affronter dès ses débuts, souvent centrées sur la négation de l’Incarnation). Sa devise est Veritas (la vérité). Ses autres devises sont Annoncer ce que nous avons contemplé (contemplata aliis tradere), reprise de Thomas d’Aquin, et Louer, bénir, prêcher (laudare, benedicere, praedicare), formule liturgique.
Les dominicains ne sont pas des moines, mais des religieux ; ils ne prononcent que le vœu d’obéissance, et ne font pas vœu de stabilité. Leur vocation étant de prêcher, leurs couvents sont souvent situés dans de grandes villes. Cependant saint Dominique n’a laissé ni traités de théologie, ni commentaires bibliques, ni aucun de ses sermons. Nous verrons donc les sermons d’un dominicain célèbre, saint Thomas d’Aquin, docteur de l’Eglise.
Il est certain, en tout cas, que l’alchimie des savoirs pratiquée par les prédicateurs a contribué à forger la culture de leur temps, où le savoir religieux s’unit à l’expérience commune avec la même intimité que la nature divine et la nature humaine dans le mystère de l’Incarnation, écrit Nicole Bériou, à propos du prédicateur Raoul de Châteauroux, dans L’avènement des maîtres de la parole. La prédication à Paris au XIIIe siècle, Paris, 1998.
Martine Petrini-Poli