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La théorie antique des humeurs chez Hildegarde de Bingen

Voici la seconde parution de la nouvelle série consacrée aux œuvres naturalistes et médicales d’Hildegarde de Bingen (1098-1179), qui font suite aux précédentes publications de Narthex sur sa trilogie mystique. Extraordinaire figure du XIIe siècle, abbesse bénédictine et musicienne, Sainte Hildegarde a eu de remarquables intuitions médicinales, étayées par ses observations de la nature. Nous découvrons ici l'étude de la théorie antique des humeurs, tirée de son ouvrage « Les Causes et les Remèdes ».
Publié le 16 avril 2020
Écrit par Martine Petrini-Poli

La théorie des humeurs (du latin humor, liquide de humere, être humide), sur laquelle reposent l’ouvrage Les Causes et les Remèdes d’Hildegarde de Bingen et toute la médecine jusqu’au XVIIe siècle, a été instaurée par le médecin grec Galien (131–201 apr. J.-C.) qui la développa en s’appuyant sur les écrits d’Hippocrate (vers 460 av. J.-C. – 377 av. J.-C.). Cette doctrine a longtemps imprégné notre perception de la maladie, jusqu’à la découverte de la circulation du sang par Harvey (1628). On dit encore aujourd’hui « être de bonne ou mauvaise humeur », ou « se faire de la bile », comme Le Misanthrope que Molière, dans sa comédie, surnomme l’atrabilaire amoureux !

Théorie des humeurs et des tempéraments

La théorie des humeurs est la base de la classification antique des tempéraments d’après l’humeur prédominante. Le corps est traversé par quatre fluides, quatre humeurs : le sang, la bile jaune, le flegme (ou pituite) et la bile noire (ou l’atrabile). La proportion entre ces humeurs détermine le tempérament d’un individu : le tempérament est donc sanguin lorsque le sang prédomine, colérique ou bilieux pour la bile jaune, lymphatique ou flegmatique lorsque c’est la lymphe, et enfin mélancolique ou atrabilaire pour la bile noire. Ainsi, la bile jaune, chaude et sèche, est associée au feu et décrit une personne colérique. Si une humeur est en excès, l’équilibre est rompu et la maladie s’installe.

Les quatre éléments dans la théorie des humeurs

A chaque humeur correspondait un élément (l’eau, l’air, la terre ou le feu) et une planète, caractérisés chacun, par une qualité première — le feu était dit chaud, l’air, humide, l’eau, froide et la terre, sèche. Un des quatre éléments dominait dans ces humeurs : le feu dans la bile jaune, l’eau dans le flegme, la terre dans la bile noire, l’air dans le sang.

La théorie des humeurs dans le christianisme médiéval

L’homme vit de ses quatre humeurs comme l’univers est constitué des quatre éléments (air, terre, eau, feu) et déterminent la santé de l’homme.

Les écrits d’Hildegarde relatifs à la médecine sont influencés par cette doctrine antique des humeurs du corps et des tempéraments, doublée de la connaissance d’auteurs de la Haute-Antiquité et d’un savoir populaire. Hildegarde envisage, comme beaucoup de ses contemporains, la théorie des humeurs dans une perspective chrétienne : l’homme est le cœur du cosmos, Dieu l’a créé à sa propre image et a dessiné chaque créature dans sa forme. L’homme vit de ses quatre humeurs comme l’univers est constitué des quatre éléments (air, terre, eau, feu). Les quatre humeurs combinent des qualités premières (chaud ou froid, humide ou sec) et déterminent la santé de l’homme. Tant que les quatre humeurs se trouvent dans un équilibre entre chaleur et humidité, l’homme est en bonne santé. Un déséquilibre engendre la maladie.

Si nous perdons de la chaleur, une plante nous réchauffera. Si nous en avons en excès, une autre amènera de la froidure.  Ainsi l’harmonie peut être rétablie par un régime alimentaire approprié.

Le traitement médical de Galien, à base de plantes dotées de qualités premières (chaud ou froid, sec ou humide), et prescrites selon le type de déséquilibre, combat le mal par son contraire. Si nous perdons de la chaleur, une plante nous réchauffera. Si nous en avons en excès, une autre amènera de la froidure.  Ainsi l’harmonie peut être rétablie par un régime alimentaire approprié, car les aliments eux aussi sont composés de qualités premières : ils sont chauds ou froids, secs ou humides. Par exemple, pour les malades souffrant d’un « estomac froid », Hildegarde préconise des aliments particulièrement chauds : Si quelqu’un laisse échapper beaucoup d’humeurs et de flegme venant des viscères, et s’il a l’estomac froid, il faut qu’il prenne, avant et après les repas, de l’aigremoine trempée dans du vin : cela purifie et diminue les excrétions et réchauffe l’estomac.

Edvard Munch, Mélancholie, 1894-96, Bergen, Norvège

L’humeur mélancolique

Pour remédier à la mélancolie, Hildegarde invite à consommer certains aliments source de joie, ceux qui revitalisent tant sur le plan physique, que psychique et spirituel.

Selon la théorie des quatre humeurs, répandue à cette époque, la tristesse et la colère sont les causes de nombreuses maladies. Lorsque l’âme de l’homme a senti quelque chose de nocif pour elle ou pour son corps, le cœur, le foie et les vaisseaux sanguins se contractent. Il s’élève comme un nuage qui assombrit le cœur, de sorte que l’homme devient triste, dit Hildegarde qui considère la mélancolie dans l’histoire de l’humanité comme une conséquence du péché originel : Au moment où Adam a désobéi à l’ordre divin, à cet instant même, la mélancolie s’est coagulée dans son sang. Pour remédier à cela, Hildegarde invite à consommer certains aliments source de joie, ceux qui revitalisent et aident à garder une bonne santé tant sur le plan physique, que psychique et spirituel. Elle montre surtout que la mélancolie naît au moment où l’homme se détourne de sa vocation spirituelle.

Le mot mélancolie est emprunté au latin melancholia, transcrit du grec μελανχολία (melankholía) composé de μέλας (mélas) noir, et de χολή (khōlé), la bile, et signifie étymologiquement la bile noire. Elle est considérée comme un trouble des humeurs au sens grec de l’acception, et associée à l’automne et à la planète Saturne. Elle correspond aux symptômes actuels de la dépression, c’est-à-dire à une maladie mentale pouvant donner lieu à un sentiment d’incapacité, à une profonde tristesse, voire à une absence de goût de vivre, qui peut aller jusqu’au suicide.

L’acédie (acedia) monastique, une forme de mélancolie

Au IVe siècle, en Egypte, les Pères du désert créent le néologisme acedia (acédie), qui signifie privation de soin, en particulier à l’égard de sa propre vie spirituelle. Cette maladie des ermites est liée au sentiment d’allongement du temps, d’ennui, d’atonie, d’instabilité, de désintérêt pour l’action, de manque d’ardeur spirituelle, selon Évagre le Pontique. Pour Thomas d’Aquin, l’acédie est une tristesse spirituelle, qui s’oppose à la vertu de charité. Il la classera parmi les sept péchés capitaux, avant qu’elle ne devienne simple paresse.

Giorgio de Chirico, Mystère et mélancolie d’une rue (Mistero e melanconia di una strada), huile sur toile, 1914, peinture métaphysique, collection privée André Breton

L’œuvre picturale de Giorgio de Chirico témoigne des affinités secrètes de la mélancolie, de la bile noire avec l’élément terre, avec l’automne, avec la maturité dans les quatre âges de la vie et avec la planète Saturne. Ouvert au symbolisme, Chirico révèle l’ambivalence de l’état mélancolique qui « dispose à la délectation morbide mais favorise aussi l’exaltation douloureuse du génie », comme le pensaient les Anciens, ce que souligne Hildegarde en citant les Problemata XXX attribués à Aristote. Chirico peint une série de tableaux intitulés Mélancolie, 1912 ; Mélancolie d’un après-midi, 1913 ; Mélancolie d’une belle journée, 1913 ; Mystère et mélancolie d’une rue, 1914 ; La Mélancolie du départ, 1916 ; La Mélancolie de la chambre, 1916 ; Mélancolie hermétique, 1919.

Martine Petrini-Poli

 

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