Karl Rahner est entré en 1922 dans la Compagnie de Jésus, il fut marqué par la pensée du fondateur, Ignace de Loyola, et particulièrement ses Exercices spirituels. La spiritualité ignatienne engage tout l’être à la suite de Jésus « Trouver Dieu en Jésus et Jésus en Dieu ne faisait pour moi, à mon époque, aucun problème — tout au plus celui d’aimer et de suivre vraiment Jésus. » En 1978, Karl Rahner rédige une prosopopée, un discours fictif de 76 pages, Discours d’Ignace de Loyola aux Jésuites d’aujourd’hui, où il attribue à Ignace de Loyola un long monologue épistolaire, en partie autobiographique :
« Tu le sais bien, je voulais « aider les âmes », comme je disais alors, en d’autres termes dire aux hommes quelque chose de Dieu, de sa grâce, de Jésus Christ crucifié et ressuscité ; leur dire ces choses pour délivrer leur liberté dans la liberté même de Dieu. Je voulais dire tout cela comme on l’avait toujours dit dans l’Église. Tout de même je pensais – et cette idée était juste – pouvoir dire les choses anciennes de manière neuve. Pourquoi donc ? J’étais convaincu d’avoir rencontré Dieu de manière immédiate. Inchoativement d’abord lors de ma maladie à Loyola. De manière décisive ensuite lors de ma période solitaire à Manrèse. Et j’étais convaincu que je devais transmettre, autant que possible, cette expérience aux autres.
J’affirme avoir rencontré Dieu de façon immédiate. Inutile de confronter cette assurance avec ce qu’un cours de théologie peut dire sur la nature de telles expériences immédiates de Dieu. D’ailleurs, je ne parlerai pas de tous les phénomènes qui accompagnent une telle expérience ; ils comportent évidemment des caractéristiques qui dépendent de l’époque et de la personne. Visions, symboles, auditions, don des larmes et autres phénomènes semblables, je n’en parlerai pas. Je dis seulement ceci : j’ai fait l’expérience de Dieu, de Dieu innommable et insondable, de Dieu silencieux et pourtant proche, de Dieu qui se donne dans sa Trinité. J’ai expérimenté Dieu au-delà de toute image et de toute représentation. J’ai expérimenté Dieu qui ne peut d’aucune façon être confondu avec quoi que ce soit d’autre quand il se fait proche ainsi lui-même dans sa grâce.
Au milieu de votre pieux affairement qui vous habitue à manier de hautes paroles, une telle conviction peut vous sembler banalité. En réalité, elle est énorme. Elle est énorme pour moi face à l’incompréhensible mystère de Dieu dont j’ai fait une nouvelle fois l’expérience, et de manière différente. Elle est énorme aussi face à votre époque vide de Dieu ; car en définitive l’athéisme écarte seulement les idoles que les époques antérieures identifiaient, de façon à la fois innocente et épouvantable, avec le Dieu indicible. Pourquoi ne le dirais-je pas : cet athéisme existe jusqu’au sein de l’Église puisque, en fin de compte, elle doit être, à travers sa propre histoire et dans l’unité avec le crucifié, l’événement qui fait tomber les idoles, l’événement de la chute des dieux.
Je l’ai dit dans mon Récit du pèlerin, ma mystique m’avait donné une certitude de foi telle qu’elle serait restée inébranlable même si l’Écriture n’existait pas. N’en avez-vous pas été effrayés ?
Un tel propos ne m’expose-t-il pas facilement à être accusé de mysticisme subjectiviste et d’indifférence à l’égard de l’Église ? De fait, je n’ai pas été tellement surpris qu’on m’ait suspecté d’illuminisme à Alcala et ailleurs. J’ai réellement rencontré Dieu, Dieu vivant et vrai, celui qui efface tous les noms. Peu importe ici qu’on qualifie cette expérience de mystique ou d’un autre terme. Laissons aux théologiens le soin d’expliquer comment un fait de ce genre est tout simplement possible. Je dirai plus tard pourquoi une telle expérience immédiate de Dieu ne supprime ni le rapport avec Jésus ni le lien avec l’Église qui en découle.
Mais avant toute autre chose ceci : j’ai rencontré Dieu. Je l’ai expérimenté lui-même. Et, croyez bien, j’étais capable alors de distinguer entre Dieu lui-même et les mots, images ou expériences particulières et limitées qui de quelque manière permettent d’évoquer et de désigner Dieu. Mon expérience avait aussi, c’est évident, sa propre histoire, et ses débuts furent petits et modestes ; ce que j’en ai dit et écrit me paraît maintenant bien touchant parce qu’enfantin à mes propres yeux. Mes paroles et mes écrits ne laissent entrevoir que de loin et de manière tout à fait indirecte ce dont il s’agit réellement. Il n’en reste pas moins ceci : à partir de Manrèse j’ai expérimenté avec une force et une netteté de plus en plus grandes la pure incompréhensibilité de Dieu ; mon ami Nadal l’exprimait dès cette époque à sa façon plus philosophique.
Dieu peut et veut agir directement envers sa créature, et l’homme peut réellement expérimenter que l’événement se produit, il peut saisir comment Dieu dans sa souveraine liberté dispose de sa vie d’homme. [Prenez] garde de succomber aujourd’hui à la tentation de penser que la silencieuse incompréhensibilité, qui est hors de tout mode d’être et que nous appelons Dieu, ne peut et ne doit pas, pour être elle-même, se tourner vers nous dans un libre amour, venir au-devant de nous, nous donner elle-même, depuis le centre de nous-mêmes où elle est présente, le pouvoir de dire “Tu” à celui qu’aucun nom ne peut nommer. C’est là un miracle incompréhensible qui fait voler en éclat toute votre métaphysique ; pour en saisir la possibilité il faut en oser la réalité. C’est le miracle qui lui-même appartient à l’indicibilité de Dieu, laquelle resterait une formalité vide, et donc soumise derechef à votre métaphysique, si nous n’en faisions l’expérience précisément dans son inclination vers nous.
On a souvent reproché à votre théologie d’être un éclectisme facile, Il y a évidemment quelque chose de vrai dans ce reproche. Mais si Dieu est le « Dieu toujours plus grand », qui fait éclater tout système par lequel l’homme cherche à se soumettre la réalité, votre « éclectisme » peut tout à fait exprimer que l’homme est dépassé par l’exigence excessive, la vérité de Dieu, et qu’il accepte cet excès et ce dépassement. Finalement, il n’existe pas de système dans lequel on pourrait, à partir d’un point unique, celui où l’on se tient soi-même, saisir la totalité du réel. Que votre théologie ne se contente pas des compromis faciles d’un travail intellectuel paresseux. Mais un système théologique tout clairement agencé et transparent comme du verre serait un système faux. En théologie aussi vous êtes des pèlerins qui, dans un exode toujours repris à neuf cherchent l’éternelle patrie de la vérité. »
Ce qui frappe, dans ce texte, c’est la récurrence des expressions « expérience de Dieu » ou « rencontre de Dieu », du mystère divin indicible, incompréhensible et pourtant tout proche, répétées inlassablement dans chaque paragraphe. On sent aussi ce même désir que ce feu dévorant qui brûlait Ignace de Loyola se répande sur l’humanité. « Dieu sensible au cœur et non à la raison », écrit Pascal. Le cœur est le point d’impact de la grâce divine en l’homme, à laquelle la théologie doit ouvrir la voie, sans l’obstruer, dans une quête de Dieu toujours plus grand, selon la devise des Jésuites.
Martine Petrini-Poli
Karl Rahner, Discours d’Ignace de Loyola aux jésuites d’aujourd’hui, trad. Charles Ehlinger, Paris, Centurion, 1979 (allemand 1978)