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Une méditation de Karl Rahner qui invite au mystère de la Nativité…

Pour cette sixième parution d'Art & Théologie, nouvelle section des Ecrits mystiques dédiée à la philosophie existentialiste du jésuite allemand Karl Rahner (1904-1984), Martine Petrini-Poli nous propose de découvrir la profondeur d'un de ses textes de méditation qui déploie le mystère de la Nativité et de la présence divine, lumineuse épiphanie.
Publié le 12 décembre 2019
Écrit par Martine Petrini-Poli

Le Seigneur est là. Le Seigneur de la Création et de notre vie personnelle. Il va désormais faire autre chose que regarder du haut de son éternité l’éternel changement que représente l’écoulement de la vie, de ma vie, très loin de lui, très bas au-dessous de lui. L’Éternel est devenu temps, le fils le Dieu s’est fait homme, la Raison éternelle du monde et la loi explicative universelle s’est faite chair. Mais du même coup, le temps et la vie de l’homme ont été transformés. Du fait que Dieu lui-même s’est fait homme. Non en ce sens qu’il aurait cessé d’être lui-même, la Parole éternelle de Dieu, lui-même avec toute sa gloire, avec l’abîme insondable de sa béatitude. Mais il est vraiment devenu homme. Et le voilà désormais concerné par le monde et par le destin du monde.

Le monde est désormais autre chose que son œuvre : un élément de lui-même. Dieu ne se contentera plus de jeter un regard sur le cours des choses d’ici-bas, car le voilà impliqué lui-même dans leur trame et affecté tout comme nous par sa propre création, tant il partage notre destin, connaît nos joies et éprouve nos misères. Nous n’aurons plus à le chercher dans les profondeurs infinies du ciel, cette immensité sans repères où notre esprit et notre cœur ne peuvent que se perdre. En personne, il se met à exister aussi sur notre terre, et son sort n’y est pas meilleur que le nôtre. Car, loin de jouir d’un régime de faveur, il partage totalement notre condition, la faim, la fatigue, les inimitiés, la peur de mourir, une mort misérable.

Que l’infini de Dieu ait ainsi assumé l’étroitesse de notre condition humaine, que la béatitude ait assumé la tristesse mortelle de notre terre, que la Vie ait assumé la mort, voilà bien la vérité la plus invraisemblable. Mais c’est elle, cette lumière obscure de la foi, et elle seule, qui donne à nos nuits quelque clarté, c’est elle seule qui en fait de saintes nuits.

Dieu est venu. Il est là. Et dès lors, tout est différent de nos estimations. D’écoulement sans fin qu’il était jusqu’alors, le temps devient un événement qui imprime silencieusement à toutes choses un mouvement dont la direction est unique, et le terme parfaitement déterminé. Nous sommes appelés, et le monde avec nous, à contempler dans tout son éclat la face même de Dieu. Proclamer que c’est Noël, c’est dire équivalemment que, par son Verbe fait chair, Dieu a dit son dernier mot, le plus profond et le plus beau de tous, qu’il l’a inséré au cœur du monde, et que jamais il ne pourra le reprendre, parce qu’il est une action décisive de Dieu, parce qu’il est Dieu lui-même dans le monde. Et ce mot n’est autre que celui-ci : « 0 monde, je t’aime ! 0 homme, je t’aime ! »

Une série de chapiteaux de la salle capitulaire de la cathédrale d’Autun, anciennement dans le chœur, porte sur les étapes de la Nativité :

Le Sommeil des Mages réveillés par un ange/ La Nativité : Marie en jeune accouchée, le bain de l’Enfant, Joseph, méditatif, en retrait, à qui un ange va insuffler le projet de fuir en Egypte (Matthieu 2, 13-15).

Chapiteau de l’Adoration des Mages, XIIe siècle, salle capitulaire, cathédrale d’Autun

Un tel mot de la part de Dieu, est-ce possible ? Quelle suprême invraisemblance ! Comment oser le dire, quand on connait – et Dieu les connait tellement mieux que nous – le monde et l’homme, toute leur horreur et toute leur inanité ! Pourtant, ce mot, Dieu l’a prononcé en se faisant lui-même créature, en naissant comme l’une d’elles ; et cette Parole d’amour faite chair signifie qu’entre le Dieu éternel et nous-mêmes doit s’établir une communauté de personnes dont l’intimité est celle d’un face à face et d’un cœur à cœur, une communauté de personnes dont l’existence est déjà un fait, la seule chose que nous puissions faire contre elle étant de nous dérober au baiser de l’amour qui brûle déjà nos lèvres. Ce mot, Dieu l’a prononcé au jour de la naissance de son Fils ; et désormais, pendant quelque temps, il se taira, tout ce bruit que l’on appelle orgueilleusement l’histoire du monde (ou notre propre vie) n’étant qu’une ruse inventée par l’Amour éternel pour permettre à l’homme d’apporter une réponse libre à cette parole définitive.

Oui, tant que dure cet instant, à la fois bref et long, qui constitue l’Histoire depuis Jésus Christ, l’homme est invité à prendre à son tour la parole en ce monde, pour dire en tremblant d’amour à ce Dieu qui, homme comme nous, se tient à ses côtés : « Je … » Mais à quoi bon ouvrir la bouche ? Il n’a qu’à s’abandonner silencieusement à l’amour divin, car celui-ci est là, depuis que le Fils de Dieu est né à la lumière de notre monde.

Le message de Noël, c’est que Dieu est venu vers nous. Il est venu d’une façon telle qu’il ne lui est désormais plus possible, sans le monde et sans nous, de retrouver l’éclat terrible de sa propre gloire. La naissance de cet enfant a tout changé. A partir du Verbe fait chair, foyer de tout ce qui existe, tout désormais s’achemine, sous la poussée inexorable de l’amour, vers la Face de Dieu, sans que le monde doive pour autant être consumé dans ce brasier de sainteté et de justice. Le temps tout entier est déjà enveloppé par l’éternité, du fait que celle-ci est devenue temps elle-même. Toutes les larmes sont d’ores et déjà taries à leur source la plus secrète, parce que Dieu, après les avoir pleurées lui-même, les a essuyées à jamais sur ses propres yeux. Toute espérance devient réellement possession, du fait que Dieu est déjà possédé par le monde. La nuit du monde est d’ores et déjà clarté.

Karl Rahner

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