La Vita forme le premier des quatre livres de l’Exemplar d’Henri Suso qui le présente ainsi : « Le premier livre traite, partout, sous la forme d’images, des commencements d’une vie et enseigne de manière voilée dans quel ordre, selon quelles règles, celui qui commence vraiment doit diriger l’homme extérieur et l’homme intérieur selon la tout aimable volonté de Dieu. » Cette autobiographie spirituelle à fonction didactique est structurée en trois parties.
Dans la première partie de la Vita (chapitres 1 à 32), Suso décrit la vie du Serviteur de la Sagesse éternelle depuis sa conversion à l’âge de dix-huit ans. Chaque chapitre évoque une expérience de la vie du Dominicain consacrée à Dieu. Les chapitres portent ces titres : « Comment il épousa spirituellement la Sagesse éternelle » (chap. 3) ; « Comment il célébrait la chandeleur » (chap. 10) ; « Du douloureux chemin de croix qu’il faisait avec le Christ mené à la mort » (chap. 13) … Dans l’Exemplar, la première partie de la Vita débute par une initiale ornée du monogramme du Christ et d’un buste du Serviteur portant une couronne de roses, symboles des souffrances endurées.
La deuxième partie de la Vita (chap. 33 à 45) introduit le personnage d’Elsbeth sous la forme d’un dialogue avec le Serviteur sur la vie spirituelle. Elsbeth, religieuse au couvent de Töss, pose une série de questions auxquelles le Serviteur répond en prenant exemple sur sa vie. Dans cette partie, l’initiale « C » est ornée du motif du pélican qui nourrit de son propre chair ses petits :
Maître, j’ai entendu dire qu’il est dans la nature du pélican de se déchirer lui-même et, par amour paternel, de nourrir de son propre sang ses jeunes enfants au nid. Ah ! Maître, et je désire de la même façon, que vous agissiez envers moi, votre enfant altérée, que vous me nourrissiez de l’aliment spirituel de votre bonne doctrine et que vous ne cherchiez pas trop loin celle-ci, mais que vous la trouviez en vous-même ; car plus elle aura été proche de vous et plus vous l’aurez pratiquée, plus mon âme avide sera capable de la recevoir. Chapitre 33.
Dans cet extrait, Elsbeth, comme une débutante dans la vie spirituelle, demande au Serviteur de lui prodiguer son enseignement sous forme d’exemples vécus. Or, les titres des chapitres témoignent d’une généralisation de l’expérience personnelle du Serviteur : « Avec quelle vaillance doit combattre celui qui veut obtenir la victoire spirituelle ».
Enfin, conservant toujours la forme du dialogue entre Elsbeth et le Serviteur, la troisième partie de la Vita (chap. 46 à 53) offre un contenu encore plus théorique. Cette section s’ouvre avec l’initiale « S » ornée d’un aigle s’envolant, en référence au début de cette troisième partie.
« Ma fille, il serait temps pour toi, désormais de monter plus haut et de t’élever hors du nid des consolations qu’apportent les images/exemples à celui qui commence. Fais comme un jeune aigle qui a grandi, et que tes ailes, parvenues à leur croissance, je veux dire les puissances supérieures de ton âme, s’élancent vers la noblesse de la contemplation, dans les hauteurs d’une vie bienheureuse et parfaite. » A ce degré de connaissance spirituelle de la religieuse, le Serviteur peut tenir un discours plus élaboré. Il s’agit de quitter les sphères de l’expérience personnelle pour entrer dans un véritable discours théologique. Cette 3e partie de la Vita est considérée comme un résumé de la théologique mystique de Suso et parfois éditée à part avec le titre « Tel un aigle ».
« Concernant la première question – qu’est-ce que Dieu – tu dois savoir que les théologiens les plus savants qui ont existé ne peuvent l’expliquer complètement parce qu’il est au-delà de toute pensée et de l’intellect. Et pourtant, une personne appliquée peut acquérir quelque connaissance en cherchant de manière méticuleuse, mais il s’agit d’une connaissance assez éloignée dans son mode de Dieu lui-même (…). L’être divin qui est décrit ici est une substance tellement spirituelle que l’œil mortel ne peut la contempler en soi, mais on peut la voir dans ses œuvres, de même qu’on reconnaît un bon maître à son œuvre, comme le dit Paul : ‘les créatures sont un miroir dans lequel Dieu se reflète’. Et cette connaissance se nomme spéculation. » chapitre 50.
« Maintenant écoute : un sage maître dit que Dieu, en tant que Déité, est tel un immense anneau dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Pour te représenter cela, imagine une personne qui jette avec force une lourde pierre au milieu d’une eau tranquille : un anneau se forme dans l’eau et par la même force, cet anneau en produit un autre, et celui-là à son tour un autre. La grandeur des cercles dépend du premier jet : sa puissance pourrait être si grande qu’elle couvrirait toute la surface de l’eau. L’image du premier anneau est comparable à la puissance active de la nature divine dans le Père, elle est sans fond. La même force engendre un autre anneau pareil au premier selon la Personne, et c’est le Fils. Ces deux Personnes produisent une troisième, et c’est l’Esprit de l’une et de l’autre, coéternel et de même puissance. C’est ce que représentent les trois cercles : Père, Fils et Saint-Esprit. Dans ce profond abîme, la nature divine du Père parle et engendre le Verbe, distinct selon la Personne : demeurant en lui selon l’essence, il a assumé la nature humaine. » Chapitre 53.
Martine Petrini-Poli