Dans son homélie sur la Pentecôte, Jean Tauler avait évoqué « la puissance du Saint-Esprit dans les flots de ce grand fleuve du Rhin qui déverse abondamment ses bontés sur le peuple des fidèles. » Pour la fête de la Trinité, le dominicain poursuit la métaphore de ce torrent d’amour inexprimable qui est le Saint Esprit pour suggèrer ces épanchements merveilleux refluant dans le mystère trinitaire du Dieu un en trois Personnes, résidant dans le plus intime, au plus secret, dans le tréfonds de l’âme.
Il nous est impossible de trouver des termes appropriés pour parler de la glorieuse Trinité, et cependant il faut bien en dire quelque chose… Il est absolument impossible à toute intelligence de comprendre comment la haute et essentielle unité est unité simple quant à l’essence, et triple quant aux Personnes, comment les Personnes se distinguent, comment le Père engendre son Fils, comment le Fils procède du Père et demeure cependant en lui ; et comment, de la connaissance qui sort de lui, jaillit un torrent d’amour inexprimable qui est le Saint Esprit ; comment ces épanchements merveilleux refluent dans l’ineffable complaisance de la Trinité en elle-même et dans la jouissance que la Trinité a d’elle-même et dans une unité essentielle… Mieux vaut sentir tout cela que d’avoir à l’exposer…
La Trinité relève du domaine de l’intime, de l’indicible plus que des facultés intellectuelles. C’est à proprement parler une expérience mystique ineffable qui présente le paradoxe de vouloir se dire, de marquer l’âme d’une trace indélébile et de porter du fruit. C’est pourquoi on retrouve à nouveau, en une métaphore filée, l’image de l’écoulement, du débordement et de l’inondation.
Cette Trinité, nous devons la considérer en nous-mêmes, nous rendre compte comment nous sommes vraiment faits à son image (Gn 1,26), car on trouve dans l’âme, en son état naturel, la propre image de Dieu, image vraie, nette, quoiqu’elle n’ait pas cependant toute la noblesse de l’objet qu’elle représente. Les savants disent qu’elle réside dans les facultés supérieures de l’âme, dans la mémoire, l’intelligence, la volonté… Mais d’autres maîtres disent, et cette opinion est de beaucoup supérieure, que l’image de la Trinité résiderait dans le plus intime, au plus secret, dans le tréfonds de l’âme…
C’est sûrement dans ce fond de l’âme que le Père du ciel engendre son Fils unique… Si quelqu’un veut sentir cela, qu’il se tourne vers l’intérieur, bien au-dessus de toute l’activité de ses facultés extérieures et intérieures, au-dessus des images et de tout ce qui lui a jamais été apporté du dehors, et qu’il se plonge et s’écoule dans le fond de son âme. La puissance du Père vient alors, et le Père appelle l’homme en lui-même par son Fils unique, et tout comme le Fils naît du Père et reflue dans le Père, ainsi l’homme lui aussi, dans le Fils, naît du Père et reflue dans le Père avec le Fils, devenant un avec lui. Le Saint Esprit se répand alors dans une charité et une joie inexprimables et débordantes. Il inonde et il pénètre le fond de l’homme avec ses dons aimables.
Ce que le dominicain veut faire comprendre dans son homélie, c’est qu’il est offert à l’homme, créé à l’image de Dieu, d’entrer dans cette même relation trinitaire que les trois Personnes de la Trinité. Ainsi le prédicateur recourt à une comparaison « tout comme le Fils naît du Père et reflue dans le Père, ainsi l’homme lui aussi, dans le Fils, naît du Père et reflue dans le Père avec le Fils, devenant un avec lui. »
La tradition byzantine symbolise la Trinité par trois anges reçus à la table d’Abraham, appelée Philoxénie (hospitalité) d’Abraham. Sur la célébrissime « icône Roublev », la scène représente trois anges pèlerins aux longues ailes tenant un sceptre, assis en croix autour d’une table, et d’une coupe. Leur tête est nimbée d’or. La ressemblance des trois anges et la composition circulaire figurent l’unité des trois Personnes de la Trinité. La poésie qui se dégage de la scène contribue à évoquer le mystère trinitaire.
Jean Tauler tente ensuite, dans son homélie, d’expliquer, à travers les différentes phases de l’assimilation des aliments, ce qu’est l’union à Dieu :
Vous voyez bien, mes chers enfants, que la nourriture corporelle que nous mangeons, le pain, le vin, et tout ce que nous prenons, doit mourir à soi-même, se décomposer avant d’être absorbée dans notre nature et de s’unir à elle.
Puis il développe la comparaison de l’action du feu sur le bois pour nous permettre d’imaginer comment « l’esprit est changé et transformé en une manière d’être divine » :
« C’est ainsi que le feu agit sur le bois, lui enlevant son humidité, sa verdeur, sa nature grossière, le rend plus chaud, plus ardent, plus homogène. Plus le bois approche de la ressemblance et, plus s’en va la dissemblance, jusqu’à ce que, en peu de temps, le feu détruise la matière du bois, et le bois devient feu, et sa matière perd le semblable et le dissemblable ; elle est devenue feu, elle ne lui est plus semblable, elle ne fait plus qu’un avec le feu. »
Martine Petrini-Poli