L’artiste contemporain, Gilles Alfera, relate la genèse de son œuvre picturale Dire-Dieu : « A l’origine il y a l’émotion et donc l’intérêt pour cette image des cinq plaies du Christ et le désir de rendre compte du sermon 52 d’Eckhart. » Le peintre dévoile ainsi « les éléments graphiques et intellectuels qui ont contribué à la conception du tableau Dire-Dieu ».
Or précisément ce dessin, issu d’un manuscrit allemand du XVe siècle, qui a inspiré celui de Gilles Alfera est marqué par le courant de la Devotio moderna (« dévotion moderne ») qui prit naissance aux Pays-Bas, vers la fin du XIVe siècle, dans un milieu fortement imprégné de spiritualité mystique assez proche de celle de Maître Eckhart et de ses disciples rhénans, Jean Tauler et Henri Suso.
Ce mouvement spirituel s’épanouit à Deventer au cours du XVe siècle, période durant laquelle son influence se fit sentir jusqu’en Allemagne et en France ; la première moitié du XVIe siècle vit son déclin. Leurs adeptes cherchent à favoriser la prière et la piété personnelles, grâce à une ascèse psychologique et intérieure. Le joyau de la Devotio moderna est l’ouvrage Imitation de Jésus-Christ attribuée à Thomas A. Kempis (1380-1471). La conformité au Christ commence par la contemplation de sa Passion. L’iconographie détaille les cinq plaies aux pieds, aux mains et au cœur percé de trois clous.
Gilles Alfera commente sa toile : « Dire-Dieu est le titre du tableau et le texte d’Eckhart, qui ne cesse de l’évoquer, montre l’insuffisance radicale de toute détermination positive de la Déité ; finalement seuls peuvent être suggérés de Dieu le visage du Christ et son tétragramme. »
Or la théologie négative serait plutôt chez maître Eckhart l’expression de la plénitude de l’Etre qui touche Etwas in der Seele « ce quelque chose dans l’âme, l’étincelle de l’âme », point d’impact de la Grâce en l’homme qui procure une joie ineffable :
« Dans cette puissance Dieu verdoie et fleurit absolument dans toute sa joie et tout l’honneur qu’il est en lui-même. C’est une telle joie, une joie si ineffablement grande que personne n’est capable de l’exprimer pleinement. Car le Père Eternel engendre sans cesse son Fils éternel dans cette puissance (…). Or voyez cet homme demeure avec Dieu en une même lumière, c’est pourquoi il n’y a en lui ni souffrance ni succession, mais une même éternité. » Sermon 2
« C’est le ‘maintenant’ de l’éternité où l’âme connaît toutes choses en Dieu, nouvelles et fraîches et présentes dans la même joie que j’ai maintenant présente. » Sermon 38
C’est ainsi que maître Eckhart nous révèle ce « colloque intime » de l’âme avec son Créateur, irruption de l’éternité dans le temps, expérience anticipée de la Résurrection, Création continuée. On songe à Goethe qui nous montre Faust, humaniste, traduisant le Prologue de l’Evangile de Jean, puis entendant les cloches de Pâques et s’adressant à l’instant présent : Verweile doch, du bist so schön « Arrête-toi, tu es si beau ». L’expérience d’éternité est un sentiment de plénitude de joie. C’est pourquoi l’artiste a une place privilégiée dans cette création continuée.
Ainsi le tableau de Gilles Alfera Dire-Dieu se poursuit par Exode, peint en 2017 : les lettres hébraïques du nom ineffable de Dieu ne sont plus que quatre carrés bleus. Un poème de l’artiste – sur la porte à l’entrée du chemin -commente l’œuvre picturale, riche en images marines d’une grande beauté sur notre condition humaine éphémère, sur la tentation médiévale de l’acedia (l’acédie), la perte de l’ardeur spirituelle, le tarissement créateur. Le poème-calligramme semble épouser les ondes marines. Pourtant « En chacun résonne encore la source elle murmure le chemin qui s’en retourne à toi (…). »
Dom Angelico Surchamp consacre l’introduction au numéro de Zodiaque à la peinture de Gilles Alfera. ZODIAQUE N°93 Juillet 1972 :
« …L’homme a besoin, non seulement d’une nourriture spirituelle, mais de mystère, de rites, d’expressions symboliques où le geste dépasse l’expression affective ou sensible, l’efficacité pratique ou la pure esthétique. L’homme, pour tout dire, a besoin, un impérieux besoin, de transcendance. Et seul un symbolisme véritable peut donner à suggérer, à deviner, à entrevoir des vérités, des réalités transcendantes.
Il nous semble, à ce titre, que la recherche d’Alfera est particulièrement significative et intéressante.
D’abord, parce qu’elle s’écarte résolument des pseudo-symbolismes ou arts symboliques qui ont fleuri depuis un siècle. Le symbolisme, ici cherché, n’a rien à voir avec l’allégorie poético-littéraire, picturalement transposée, qui a été de mode si souvent depuis cent ans. Il n’est pas non plus et ne veut pas être une manière d’algèbre où l’on juxtapose des signes et où l’on retrouve nécessairement la pauvreté, l’exiguïté, la sécheresse et, pour tout dire, les barrières d’une écriture, sans les avantages inestimables, indiscutables de cette dernière… »