Voir toutes les photos

Sermon 30 de Maître Eckhart sur l’intimité divine

Johannes Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart (1260-1328), est un dominicain allemand du XIVe siècle. Il est le fondateur du courant de la « mystique rhénane », dont nous vous proposons ici d'en étudier la substance. Dans cet article, Martine Petrini-Poli revient sur le sermon 30.
Publié le 16 novembre 2017
Écrit par Martine Petrini-Poli

Ce sermon nous dévoile un thème majeur du courant de la mystique rhénane représenté par Maître Eckhart : la naissance de l’intime dans l’âme. C’est un passage de l’épître de saint Paul qui inspire le sermon 30 de maître Eckhart : Praedica verbum, vigila, in omnibus labora, « Prêche la Parole, prêche-la au dehors, propose-là, porte-là au dehors et enfante la Parole ! » – 2e Epître de saint Paul apôtre à Timothée 4,2.

« C’est une chose étonnante qu’une chose flue au dehors et pourtant demeure à l’intérieur. Que la Parole flue au dehors et pourtant demeure à l’intérieur, cela est tout à fait étonnant ; que toutes créatures fluent au dehors et cependant demeurent à l’intérieur, cela est tout à fait étonnant ; ce que Dieu a donné et ce que Dieu a promis de donner, cela est tout à fait étonnant et est incompréhensible et incroyable. Et c’est dans l’ordre ; car si c’était compréhensible et si c’était croyable, ce ne serait pas dans l’ordre. »

Fra Angelico, Le Christ aux outrages, 1439, Couvent San Marco, Florence
Le paradoxe divin

La prédication démontre le paradoxe suivant : comment « la Parole qui flue à l’extérieur » peut-elle aussi être la plus intérieure, la plus intime ? Cette union des contraires, appliquée à la Parole divine, provoque d’abord l’étonnement admiratif de maître Eckhart qui recourt, à quatre reprises, à la répétition de l’adjectif étonnant, doublé des qualificatifs d’incompréhensible et incroyable. Nous avons là une première approche de l’essence paradoxale de Dieu, à la fois extérieur et intérieur. Ce paradoxe-même nous dévoile la transcendance divine incompréhensible à l’homme. L’ordre du surnaturel reste inaccessible à l’ordre naturel. C’est dans l’ordre. On croirait lire les Pensées de Pascal, ou plutôt il semble que l’expérience mystique trouve la même forme d’expression.

Outre les répétitions, les figures de style privilégiées sont l’oxymore, qui rapproche deux termes antithétiques, et l’hyperbole ; elles sont choisies pour leur beauté formelle, mais surtout pour signifier la Toute-Puissance divine.

« Dieu est en toutes choses. Plus il est dans les choses, plus il est en dehors des choses : plus à l’intérieur, plus à l’extérieur, et plus à l’extérieur, plus à l’intérieur. »

Fra Angelico, Détail de la fresque du Christ aux outrages, 1439, Couvent San Marco, Florence
Le plus intime et le plus élevé de l’âme

Dans ce sermon, l’intériorité et l’extériorité s’unissent en Dieu créateur, et ce qui est vrai pour le monde, l’est aussi pour l’homme. Dieu est à la fois dans le plus intime et le plus élevé de l’âme. C’est là le centre de cette prédication, où l’oxymore devient métaphore filée. Merveilleuse page de littérature que n’aurait pas reniée Péguy !

« Je l’ai dit souvent, Dieu crée tout ce monde maintenant en plénitude. Tout ce que Dieu créa à jamais il y a six mille ans et davantage, lorsque Dieu fit le monde, il le crée maintenant en plénitude. Dieu est en toutes choses, mais parce que Dieu est divin et parce que Dieu est doué d’intellect, Dieu n’est jamais aussi proprement que dans l’âme et dans l’ange, si tu veux, dans le plus intime de l’âme et dans le plus élevé de l’âme. Et lorsque je dis « le plus intime », je vise alors le plus élevé, et lorsque je dis « le plus élevé », je vise alors le plus intime de l’âme. Dans le plus intime et dans le plus élevé de l’âme, là je les vise tous deux en un. Là où jamais temps ne pénétra, là où jamais image ne brilla, dans le plus intime et dans le plus élevé de l’âme Dieu crée tout ce monde. Tout ce que Dieu créa il y a six mille ans, lorsqu’il fit le monde, et tout ce que Dieu doit encore créer dans mille ans, si le monde dure aussi longtemps, cela il le crée dans le plus intime et dans le plus élevé de l’âme. »

Une relation de paternité et de filiation

Mais ce que nous pourrions prendre pour un pur jeu de mots nous révèle l’essence de l’homme, son engendrement par Dieu en tant que Fils, au même titre que son propre Fils. Cette phrase « Dois-je être Fils, il me faut alors être Fils dans le même être dans lequel il est Fils, et en nul autre » distingue radicalement la mystique chrétienne, grâce à cette relation de filiation et de paternité, de toutes les formes de métempsycose platoniciennes.

« Tout ce qui est passé, et tout ce qui est présent, et tout ce qui est à venir, cela Dieu le crée dans le plus intime de l’âme. Tout ce que Dieu opère dans tous les saints, cela Dieu l’opère dans le plus intime de l’âme. Le Père engendre son Fils dans le plus intime de l’âme et t’engendre avec son Fils unique, pas moins. Dois-je être Fils, il me faut alors être Fils dans le même être dans lequel il est Fils, et en nul autre. Dois-je être un homme, alors je ne peux pas être un homme dans un être d’animal, il me faut être un homme dans l’être d’un homme. Mais dois-je être cet homme, il me faut être cet homme dans cet être. »

Martine Petrini-Poli

Contenus associés
Commentaires
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *