Homo quidam nobilis abijt in regionem longinquam accipere regnum et reuerti.
Ce texte est écrit dans l’Evangile et signifie : « Il y eut un homme noble qui partit dans un pays étranger et il revint plus riche chez lui. »
Le concept de l’homme noble est un thème majeur dans l’œuvre de Maître Eckhart. On le trouve explicitement défini dans le sermon 15 et dans celui qui porte le titre Sermon de l’homme noble. L’homme noble est celui qui « insère absolument sa volonté dans la volonté de Dieu » : « Or on lit dans un évangile que le Christ dit : « Nul ne peut être mon disciple à moins qu’il me suive », qu’il ne soit laissé lui-même et n’ait rien gardé pour soi, et celui-là a toutes choses. Mais se soumettre à Dieu avec son désir et son cœur, insérer absolument sa volonté dans la volonté de Dieu et ne pas porter son regard sur le créé : celui qui serait ainsi sorti de lui-même serait véritablement rendu à lui-même. »
On comprend alors que l’homme noble est une figure du Christ, mais on découvre aussi que chaque homme porte en lui la semence de cette noblesse, qu’il est invité à devenir un « alter Christus ».
Dans le Sermon 15, maître Eckhart, inspiré par la pensée d’Aristote, donne une définition philosophique de l’homme : « Homo veut dire un homme à qui est départie une substance qui lui donne être et vie, et un être doué d’intellect. Un homme doué d’intellect est celui qui se comprend lui-même intellectuellement et qui est en lui-même détaché de toute matière et de toute forme. Plus il est détaché de toutes choses et tourné en lui-même, plus il connaît clairement et intellectuellement toutes choses en lui-même, sans se tourner vers l’extérieur, et plus il est un homme. »
Pour rendre plus accessibles ces notions abstraites, maître Eckhart recourt à l’image de « cet homme qui revient chez lui plus riche qu’il n’était parti » : « Celui qui serait ainsi sorti de lui-même serait plus véritablement rendu à lui-même, et toutes les choses qu’il a laissées dans la multiplicité lui sont absolument rendues dans la simplicité, car il se retrouve lui-même et toutes choses dans l’instant présent de l’Unité. Et celui qui serait ainsi sorti reviendrait chez lui beaucoup plus noble que lorsqu’il était sorti. Cet homme vit alors dans une liberté affranchie et dans un pur dépouillement, car il ne doit se soumettre à rien ni rien reprendre, ni peu ni beaucoup, tout ce qui est le bien propre de Dieu étant son bien propre. »
La condition humaine, caractérisée par la temporalité, la multiplicité, la matérialité, est restaurée dans son origine et introduite à l’Etre-même de Dieu trinitaire, Un et Eternel : « La volonté de Dieu n’a de saveur pour moi que dans l’Unité où la bonté de toutes les créatures a son repos en Dieu, là où cette même bonté repose comme en sa fin suprême, ainsi que tout ce qui a reçu l’être et vit dans l’instant ; c’est là que tu dois aimer l’Esprit-Saint tel qu’il est dans l’Unité, non pas en lui-même, mais là où il est goûté en même temps que la bonté de Dieu, uniquement dans l’Unité, d’où toute bonté flue de la surabondance de la bonté divine. »
Dans le Sermon de l’homme noble, maître Eckhart propose, pour atteindre cette union à Dieu, six degrés de perfectionnement spirituel, présentés de façon imagée. Il cite Origène, un grand maître : « Puisque Dieu lui-même a semé, enfoui, engendré cette semence, elle peut bien être recouverte et cachée, elle n’est jamais anéantie ni éteinte ; elle est ardente, elle brille, elle éclaire et brûle et tend sans cesse vers Dieu. » A l’image évangélique de la semence se mêle celle du feu. Maître Eckhart, à son tour, développe, l’image de l’enfant qui se nourrit du lait maternel, puis échappe aux genoux de sa mère, s’éloigne d’elle, « si bien que, même pouvant agir mal et injustement sans scandaliser personne, il n’en a cependant pas le désir ; car il est uni à Dieu par l’amour et le bon zèle, jusqu’à ce que Dieu le mène et l’introduise à la joie, la douceur et la félicité où il ne peut supporter ce qui est dissemblable et étranger à Dieu. »
Puis l’enfant croît et s’enracine dans l’amour et en Dieu, enfin il repose dans la Sagesse. Il atteint alors le 6e degré de vie spirituelle, « quand il est parvenu à l’oubli total et parfait de la vie éphémère et temporelle, transformé en une image divine, devenu enfant de Dieu. Il n’existe pas au-delà de degré plus haut, là sont le repos et la félicité éternels, car la fin de l’homme intérieur et de l’homme nouveau est la vie éternelle. »
Maître Eckhart clôt ce sermon par une comparaison d’Origène : « L’image de Dieu, le Fils de Dieu, est dans le fond de l’âme comme une source vive. Mais si l’on jette sur elle de la terre, c’est-à-dire le désir terrestre, elle est entravée et couverte, en sorte que l’on n’en reconnaît et n’en voit plus rien ; cependant elle reste vivante en elle-même, et quand on enlève la terre, elle réapparaît et on la boit. »
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Référence : Traduction par J. Ancelet-Hustache, Paris, éd. du Seuil, 197l, tome I, p.139-143 et p.146-147.