La dixième vision est le point d’orgue du Livre des œuvres divines. La Sagesse, symbole de la Charité, anime la cité de Dieu : « Si la charité revêt différentes parures, c’est que les parures sont aussi nombreuses que les vertus qui oeuvrent dans l’homme : l’amour est la source de tout bien. Le visage a l’éclat du soleil, pour indiquer que l’homme doit diriger vers le vrai soleil toutes les bonnes actions de son coeur (…). La tablette qui étincelle comme le cristal montre que personne ne peut pleinement saisir la divinité. » Ainsi se termine le cycle des visions d’Hildegard von Bingen.
« Je vis ensuite, près de la montagne située au centre de la partie orientale, comme une roue d’une surprenante amplitude, qui ressemblait à un nuage blanc et qui était tournée vers l’orient. Cette roue était coupée en deux par une ligne transversale, qui se déployait de gauche à droite, comme la respiration d’un homme. Dans la moitié supérieure de la roue, du sommet jusqu’au milieu de ladite ligne, on voyait descendre un rayon, comme une aurore rougeoyante. La partie supérieure de la roue, du côté gauche jusqu’en son milieu, émettait une couleur verte, et, du côté droit jusqu’au milieu, une couleur rouge : les deux espaces qu’occupaient ces deux zones colorées étaient identiques. La moitié de la roue située au-dessous de la ligne transversale était d’un blanc mêlé de noir. Or voici qu’au milieu de la roue et sur la ligne dont je viens de parler apparut, trônant, une figure qui m’avait été auparavant présentée comme étant l’amour. »
Sophia, la Sagesse dans l’Ancien Testament, est présente dans le Livre des Proverbes, au chapitre 8. Elle est représentée « tout ouïe et tout oreilles », elle perçoit l’ordre de Dieu pour le transmettre ; les Tables de la Loi, la Tora, comme pour Moïse, sont encore vides. Elle porte un manteau de soie, son visage est rouge vif, symbole de l’Amour divin, comme les pierres précieuses sur sa robe (stola) aux manches très larges. C’est l’Incarnation de l’Amour divin avec les traits de la Sagesse, comparée à l’Epouse du Christ. Elle est co-créatrice, car Sophia, c’est aussi la Loi englobant les 10 commandements ; c’est l’ordre naturel de la création, le lien entre toute chose, entourée par le cercle, le Tout, Dieu.
Le demi-cercle du haut représente la Trinité : vert (Esprit-Saint), rouge (le Christ), blanc (Dieu). Le bas du cercle symbolise la Terre avec les quatre éléments : bleu (eau), ocre (terre), noir (air), rouge (feu). Sophia est le centre du cosmos, elle ne dépasse pas ce cercle, à la base de toute création. Le cercle tourne, mais en roulant, tout reste à sa place dans la boule. Ce cercle est le symbole de Dieu qui n’a ni commencement ni fin. Une ligne horizontale sépare la terre de l’Au-delà. Cette ligne noire symbolise la séparation du Temps et de l’Eternel. Cette vision dévoile ainsi la Naissance du Temps.
« Toute âme raisonnable a pour source le vrai Dieu : elle doit choisir ce qui lui convient et rejeter ce qui lui déplaît, car elle connaît (au fond d’elle-même) ce qui est bon et ce qui est mauvais. Dieu, qui est unique, a conçu dans l’énergie de son coeur une oeuvre précise et unique, et cette oeuvre, il l’a démultipliée de façon magnifique. Car Dieu est un feu vivant, un feu par lequel les âmes respirent, feu qui existe avant le commencement, qui est l’origine et le temps des temps… Avec harmonie, l’amour donne à toute chose sa juste mesure. »
Dans la vision de la Charité, le cercle vient toucher le carré grâce au rocher : le Christ, vrai Dieu et Vrai homme, est l’incarnation de la charité par son corps qui est l’Eglise.
« À la hauteur du visage, la figure tenait une tablette qui brillait comme du cristal. Cette tablette portait l’inscription suivante : « Je me manifesterai dans la beauté, tel l’argent, car la divinité, qui ignore le commencement, possède une grande clarté. Mais tout ce qui a un commencement connaît des contradictions angoissées, et ne peut saisir les secrets de Dieu en pleine connaissance. » La figure contemplait la tablette. »
Toute la suite de la vision est animée d’un souffle prophétique et d’un ton apocalyptique. C’est le combat final et victorieux du Fils de Dieu contre le fils de perdition, Lucifer, accompagné de signes :
« Désormais, les douleurs et l’injustice n’abandonneront plus ces journées pleines de maux. La douleur s’ajoutera à la douleur, l’injustice à l’injustice, les homicides, les injustices qui sans cesse se succéderont ne se compteront plus, et les hommes seront en ces jours tués par la fureur de leurs proches comme des animaux que l’on abat pour manger… Heureusement l’Église, épouse de Christ, prie, le Fils demande au Père de se souvenir de la pérennité de la plénitude originelle des générations humaines. Mais la sainte divinité enverra des signes, des miracles au peuple chrétien.
Les hommes de ce temps fuiront la stabilité et la sincérité la véritable foi, abandonnant Dieu, ils se tourneront vers le fils de perdition. Celui-ci, apportant le trouble dans toutes les institutions ecclésiastiques, infligera aux croyants qui lui résisteront toutes les bourrasques de l’adversité. Et quand les hommes, après avoir enduré bien des tribulations dues aux invasions des peuples étrangers, aux divisions internes et à celles de l’empire, se reposeront, ce seront tout d’un coup un bouillonnement d’hérésies et des troubles nombreux qui frapperont la dignité de l’Église.
L’homme de la perdition portera le nom d’homme du péché parce qu’il accomplira tous les maux et parce que tous les maux s’abattront sur lui. Il portera le nom de fils de la perdition, parce qu’il est sous le règne de la mort et de la perdition, parce qu’il s’attire, après l’avoir séduite, une multitude de nations par des voies perverses et infâmes, parce qu’il se fait adorer tel un Dieu, ainsi que Jean l’a dit, le témoin de la vérité, dans sa description de la figure bestiale et féroce : « Et tous l’adoreront, tous les habitants de la terre dont le nom ne se trouve pas écrit dans le livre de vie de l’Agneau ».
Voilà comment s’achève la guerre du fils de la perdition, et jamais plus il n’apparaîtra dans aucune civilisation. Réjouissez-vous donc, vous dont la demeure est dans les cieux comme sur terre ! Après la chute de l’Antichrist, elle sera encore amplifiée, la gloire de Dieu. »
Hidegard termine le Livre des œuvres divines par un autoportrait touchant, où elle se décrit à la troisième personne :
« De nouveau, j’entendis une voix du ciel qui me donnait l’instruction que voici : « Que Dieu soit loué en son oeuvre, en l’homme. Il a mené sur terre les plus grands combats, pour sa rédemption. Il a daigné élever l’homme au-dessus des cieux. À l’homme donc de célébrer en compagnie des anges la face de Dieu, en cette unité qui fait de lui un Dieu et un homme véritables ! Que le Dieu tout-puissant daigne aussi oindre de l’huile de sa miséricorde cette pauvre figure féminine qui a été l’intermédiaire de cet écrit ! Elle vit en effet dans la plus complète insécurité, elle ne possède pas même cette science que l’on élabore dans les Écritures. L’Esprit saint les a offertes pour l’instruction de l’Église, et elles sont comme la muraille d’une grande cité.
Réjouissez-vous donc, vous dont la demeure est dans les cieux comme sur terre ! Après la chute de l’Antichrist, elle sera encore amplifiée, la gloire de Dieu.
Depuis sa naissance, elle est comme prise au filet de douloureuses maladies, elle ne cesse de souffrir, dans toutes ses veines, dans la moelle de ses os et dans sa chair. Dieu cependant n’a pas encore permis sa ruine, car elle voit en esprit, par la caverne de sa raison, certains mystères de Dieu. Or, cette vision a pénétré à ce point les veines de cette créature qu’elle provoque souvent chez elle une grande fatigue, qui rend tantôt plus léger tantôt plus pénible l’épuisement dû à sa maladie.
Elle vit donc d’une façon différente des autres hommes, comme une enfant dont les veines ne sont pas encore assez pleines pour pouvoir comprendre la conduite de l’homme. Elle mène une existence de servante, sous l’inspiration de l’Esprit saint. Sa complexion est aérienne, aussi l’air, la pluie, le vent, toutes les tempêtes suscitent-ils en elle une infirmité qui la prive de toute assurance corporelle. Autrement, l’inspiration de l’Esprit saint ne pourrait la prendre pour demeure. Mais parfois, dans sa grande énergie de bonté, l’Esprit de Dieu lui apporte comme la rosée, un rafraîchissement qui l’arrache à la maladie et à la mort, afin qu’elle puisse continuer à vivre dans le siècle, servante inspirée de l’Esprit saint.
Or, que le Dieu tout-puissant, qui sait vraiment combien la fatigue épuise cette créature, daigne achever en elle sa grâce, afin que sa piété soit en elle glorifiée, afin que son âme pérégrine loin de ce siècle vers la gloire éternelle, afin qu’elle se réjouisse d’être accueillie et couronnée par lui ! C’est que le livre de la vie, écriture du Verbe de Dieu, par qui est apparue toute la création, qui a prédit en lui pour ainsi dire et selon la volonté du Père éternel la vie de tous, n’est pas le fruit de la doctrine quelconque d’une science humaine, mais, selon son désir et de miraculeuse manière, le fruit de cette figure de femme, naïve et sans instruction.
Qu’aucun homme ne soit donc assez téméraire pour faire quelque ajout aux termes de cet écrit, ou pour en supprimer quelque passage, s’il ne veut pas être éliminé du livre de vie et de toute la béatitude terrestre ! À une seule exception près : quand il s’agira de corriger des lettres ou des phrases proférées avec trop de naïveté sous l’inspiration de l’Esprit saint. Quiconque interviendrait différemment pécherait contre l’Esprit saint ! Il ne lui serait pardonné ni ici-bas ni dans le siècle à venir. Célébrons une dernière fois le Dieu tout-puissant, dans toutes ses oeuvres, avant le temps et dans le temps : il est le premier et le dernier.
Que les croyants écoutent d’un coeur aimant ces paroles que profère pour le plus grand profit des croyants celui qui est le premier et le dernier ! »