Blockbuster d’auteur

Avec un blockbuster de cette qualité, nul ne pourra nier que le spectateur est respecté. Denis Villeneuve, qui a eu les moyens de réunir une direction artistique exceptionnelle, relève le défi d’adapter le roman de Frank Herbert paru pour la première fois en 1965. David Lynch en personne estimait s’y être « cassé les dents » avec son adaptation sortie en 1984, film qu’il a d’ailleurs renié. On est frappé par la fluidité et la limpidité avec lesquelles Villeneuve a su retracer la première partie du roman-fleuve, rendu ainsi accessible au grand public. Dune se visionne comme un space opera accompagné presque en permanence par la musique – certes parfois trop assourdissante – de Hans Zimmer. Le film semble faire la synthèse de tout ce qui a pu être réalisé en matière de science-fiction depuis Kubrick.

Tout se résume à la vision de Denis Villeneuve qui voulait que l’ensemble soit filmé réellement, sans se reposer sur le numérique.

L’équipe a passé quatre semaines dans le sud de la Jordanie, pour y tourner certains extérieurs d’Arrakis dans des décors naturels [ndlr Arrakis étant la planète imaginaire de l’univers de Dune de Frank Herbert]. Timothée Chalamet a tourné seulement deux scènes « avec fond vert ». Une approche naturaliste surprenante pour un blockbuster de cette ampleur, éclairée par le directeur de la photographie, Greig Fraser, et qui en fait toute sa qualité à l’écran. « On voit rarement, dit-il, des décors de cette envergure de nos jours où tout est transformé numériquement. Mais pour ce projet, tout se résume à la vision de Denis qui voulait que l’ensemble soit filmé réellement, sans se reposer sur le numérique. On a donc bâti des décors en dur d’une bien plus grande envergure que la plupart des productions actuelles. » Pied de nez à Disney-Marvel et cerise sur le gâteau, le réalisateur a malicieusement fait appel dans son casting à des stars devenues mondialement célèbres grâce à ces studios (Jason Momoa ou Dave Bautista par exemple)

Entre tragédie grecque et fresque écologique

Denis Villeneuve développe le syncrétisme présent dans Dune à travers différentes thématiques qui construisent une mythologie moderne. Le fameux « monomythe », fondé par Joseph Campbell, qui désigne un récit unique commun à tous les mythes anciens, lui permet de mettre en scène un univers visuel futuriste qui opère une fusion cohérente de différentes cultures et récits fondateurs. Le résultat à l’écran s’avère spectaculaire, l’esthétique visuelle captivante.

L’homme y apparaît comme élément d’un ensemble naturel plus grand que lui, une cosmogonie dont il n’est qu’une petite partie.

Sur le plan de l’intime et de la famille, au travers des thèmes de la filiation et de l’héritage, Dune se présente comme une tragédie grecque où les personnages, écrasés par leur destin, se soumettent à des forces qui les dépassent. Leurs fors intérieurs, leurs déchirements intimes, paradoxalement, ne sont jamais mieux rendus que lorsque Villeneuve filme l’immensité du désert ou de l’espace, lieux des luttes pour le pouvoir, où se jouent les destinées. L’homme y apparaît comme élément d’un ensemble naturel plus grand que lui, une cosmogonie dont il n’est qu’une petite partie.

TIMOTHÉE CHALAMET (PAUL ATREIDES) COPYRIGHT : © 2020 WARNER BROS. ENTERTAINMENT INC. ALL RIGHTS RESERVED. CREDIT PHOTO : COURTESY OF WARNER BROS. PICTURES AND LEGENDARY PICTURES

Dans cette vision écologiste assez contemporaine, l’univers de Dune replace l’homme au cœur d’un monde au sein duquel il n’est ni le centre ni le dominant et où il est appelé non pas à soumettre la nature mais à vivre en bonne intelligence avec elle. A ces images évoquant l’immensité, Villeneuve oppose de très gros plans sur les visages des personnages lorsque ceux-ci font face à la fatalité (on pense notamment à ceux sur le visage pur de Timothée Chalamet, prince aux allures encore juvéniles, appelé à la tâche immense de libérer son peuple.) Différentes traditions spirituelles et religieuses s’entremêlent aussi dans Dune, même si l’on peut observer une fascination dominante pour les cultures et les enjeux géo stratégique du Moyen-Orient. Le film en devient même troublant lorsque tout à coup il nous ramène à notre actualité avec des images qui font penser à l’Afghanistan ou lorsqu’il aborde des questions géostratégiques autour d’enjeux écologiques, tels que ceux liés à la maîtrise de l’eau ou au réchauffement climatique… Le symbolisme des images semble inépuisable : Villeneuve parvient à donner au récit, pourtant imaginaire, une dimension à la fois immémoriale et d’une brulante actualité, notamment lorsqu’il montre les liens entre religions et violence.

Mythes bibliques, expression spiritualisante du cinéma

Sa destinée le conduit à ce désert, à cette dune, lieu par excellence de la quête du divin.

L’inspiration biblique de Dune ainsi que son caractère divin ne font aucun doute non plus. Ils représentent même les aspects les plus fascinants du film. Le schéma narratif de Dune est construit sur le genre littéraire du « récit de songe », procédé stylistique fréquent dans la Bible. Cet élément fondateur de l’histoire intervient dès le début où le personnage joué par Timothée Chalamet, Paul Atréide, est travaillé par un rêve qu’il pressent comme annonciateur d’une grande destinée mais dont il ne perçoit pas clairement les contours. Il comprend plus ou moins que sa destinée le conduit à ce désert, à cette dune, lieu par excellence de la quête du divin. Serait-ce lui l’élu ? Le désert représente à la fois le lieu de l’épreuve mais aussi de la révélation. Villeneuve parvient à le filmer jusqu’à en faire un personnage en lui-même, traversé par les vers des sables (mal rampant), fluide comme des vagues ou parfois semblable aux courbes d’un corps.

Au-delà du récit, le spectateur lui-même vit une expérience quasi hypnotique de cinéma tout au long du visionnage : il est travaillé de l’intérieur par le symbolisme des plans, leurs portées mythologiques voire psychanalytiques. Villeneuve parvient à donner à ses images une puissance d’évocation et une densité proches d’une présence ou d’une conscience à l’écran qui rappellent celle de 2001 l’Odyssée de l’espace auquel il semble d’ailleurs rendre hommage lors de quelques plans d’engins spatiaux, rappelant la fascination qu’avait Kubrick pour les machines et l’espace. On se laisse captiver par Dune, comme dans un rêve éveillé, entraîné par sa dimension philosophique et irrémédiablement ébloui par son expression spiritualisante, le film nous élevant au-dessus de la matière et du réel, nous ouvrant à la vie de l’esprit. Villeneuve comme Herbert croient aux pouvoirs de l’esprit. Pour eux, comme l’évoque cette phrase, prononcée en off par une voix énigmatique sur fond noir, en exergue du générique : « les rêves sont des messages des profondeurs. »

Pierre Vaccaro